L’intelligence du bavardage

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Le premier numéro du mensuel Causette, « le magazine plus féminin du cerveau que du capiton », paraît le 7 mars 2009 à 20 000 exemplaires. Aujourd’hui, le magazine a passé le cap des 100 000 exemplaires vendus (numéro d’été) sur un tirage de 148 000. Beaucoup de chiffres, certes, mais cette  petite prouesse méritait d’être signalée! L’année dernière, le journal a fait son apparition dans les kiosques belges, où on peut se l’offrir pour 5,5 euros. Et il est partenaire du 11e Festival Voix de Femmes. Largement de quoi vouloir faire plus ample connaissance avec cet objet, pas forcément en phase avec l’idée qu’on pourrait se faire de la presse féminine.

CAUSETTE

«Vous pouvez me rappeler ? Je suis en plein milieu d’un carrefour ! »
«Oui, en fait là je suis dans le métro, vous pouvez me rappeler dans 20 minutes ? »
Enfin ! Grégory Lassus-Debat, créateur et directeur de publication de Causette est au bout du fil pour causer avec nous pratiques journalistiques et féminisme. Car depuis sa première parution, le magazine est perçu comme une révolution dans son segment.« Se classer “presse féminine” est le parti pris de faire bouger les lignes dans la catégorie. C’est un féminin mais sans people, sexe, mode… Oui ça peut en être un sans mode et sans maquillage. C’est un parti pris féministe contre la définition de la presse du secteur, bien diffusée, qui répand une image de la femme qui a des répercussions graves, celle de la femme superficielle. »

La ligne éditoriale de Causette, c’est ça, « faire la causette », comme quand on boit un coup avec ses copines

Grégory Lassus-Debat et Gilles Bonjour, à l’origine du projet, n’ont pas fait d’étude de marché avant de se lancer.« Mes amies qui lisaient la presse féminine la lisaient sans engagement, de façon lisse. Nous, on voulait mettre les pieds dans le plat. » Si c’était pour faire un magazine comme les autres, Causette n’aurait effectivement aucune raison d’être.« Nous sommes une innovation dans le secteur, un projet créé de toutes pièces. »
Mais alors comment ont-ils fait pour« mettre les pieds dans le plat » ? En proposant un magazine avec une ligne éditoriale originale, qui décide de ne pas prendre les femmes pour des quiches. En 2010, Bérangère Portalier, ancienne rédactrice en chef, confiait au bimestriel Les Clés de la presse qu’il s’agissait« toujours d’être en position d’égale à égale avec la lectrice. On sait ce qui est Causette et ce qui ne l’est pas ». Grégory Lassus-Debat ajoute aujourd’hui: « Je suis d’accord avec Bérangère. On a inventé notre ligne éditoriale à partir de la personnalité forte de Causette, une journaliste qui ne connaît rien à la mode, qui a une identité très particulière. Et on fait passer un bon moment. Par opposition à la presse féminine classique, on veut que les femmes qui lisent Causette se sentent mieux et pas déprimées parce qu’elles ne se reconnaissent pas. Qu’elles aient ri, qu’elles ressortent sans complexes, pas qu’elles se sentent moches. On n’est pas là pour leur dire“faites ça”,“ne faites pas ça”. La ligne éditoriale de Causette, c’est ça,“faire la causette”, comme quand on boit un coup avec ses copines. Elle va parler de son dernier reportage à l’étranger, puis on va passer à un gros délire et on repasse à un sujet plus sérieux. Finalement c’est un peu“foutrac”, comme une conversation entre potes. » L’identité de Causette, on la découvre aussi au fur et à mesure, selon les événements, mais elle ne consiste  jamais à jouer « les donneuses de leçon ».
Fait inédit, Causette a même été reconnu comme presse d’information par le ministère de la Culture français:« En février 2012, nous
avons eu l’immense joie de voir ce positionnement novateur reconnu par le ministère de la Culture qui a reconnu à Causette le statut de“publication d’information politique et générale”
 », peut-on lire sur leur site internet causette.fr.« Or le fait d’être “féminin” et donc d’avoir un public a priori ciblé, aurait dû nous empêcher d’avoir ce statut. Nous sommes un féminin généraliste. »
Mais qu’y a-t-il de « féminin » dans Causette ? Aussi bien un article sur les règles qu’un reportage sur la Syrie, bien sûr ! « Mais il n’y a pas d’ “angle féminin”. Je vous renvoie à notre rubrique qui a ce nom-là: faut pas les (lecteurs et lectrices) prendre pour des quiches. C’est pas comme Bic qui sort un stylo “pour femme”. Quand j’écris dans Causette, je ne me dis pas qu’il faut que j’écrive comme une femme ou pour une femme ! On essaye de faire du journalisme bien. » Avec une liberté de ton, une touche de satirique, sans jamais être vulgaire. La particularité du magazine tient aussi aux femmes mises en une du journal. Le journal anglais The Times y a même vu une « révolution féministe » parce que ce ne sont pas des mannequins en couverture mais des « madames-tout-le-monde ».

Le féminisme, c’est comme le ménage, si on ne s’y colle pas régulièrement, on finit par s’habituer à la crasse 

Causette est féministe mais de quel féminisme parle-t-on ? « On n’est pas garants d’un féminisme en particulier et on n’est pas le porte-voix des associations féministes. L’engagement se trouve dans nos articles. Évidemment, Causette est féministe, engagé, mais pas militant. On fait un journal d’opinion. » Dans l’édito du numéro d’avril 2013, Causette réagissait par exemple à un sondage qu’elle avait elle-même commandé (elle l’aurait donc bien cherché !) 1 avec comme question: « Vous, personnellement, vous considérez-vous comme féministe ? ».« 51% des femmes ont répondu “non”. Plus grave pour nos lendemains : alors que les femmes de plus de 65 ans ont répondu “oui” à 59 %, cette proportion s’inverse chez les 18-24 ans, qui sont carrément 60 % à répondre “non”. Non mais, allô, quoi ! T’es une femme et t’es pas féministe ? ! C’est comme si j’te dis t’es sans-papiers et tu votes Marine ! » Causette ne peut s’empêcher d’évoquer son inquiétude face à ces chiffres et de rappeler cette phrase tirée du numéro 5 de novembre 2009 : « Le féminisme, c’est comme le ménage, si on ne s’y colle pas régulièrement, on finit par s’habituer à la crasse ». En ajoutant plus loin que c’est « le mot “féminisme” lui-même qui mérite un bon coup de polish. Parce qu’il est, pour la majorité, synonyme de “femme poilue et revancharde qui picore des testicules comme vous et moi on gobe des olives en terrasse, et que c’est pour ça qu’il ne plaît pas. Devrions-nous le remplacer ? Par “égalitarisme” ? Par “post-féminisme” ? Je ne sais pas très bien. »
Un magazine féministe, nous pouvons l’affirmer, pour un lectorat hétérogène, malgré les nombreuses étiquettes qu’on essaye de lui coller.« 85% de nos ventes sont en dehors de Paris. Pas d’âge, pas de zone géographique, pas de conviction politique plus représentée qu’une autre. On sait ça à partir de ce qu’on a sur nos abonnés et les quelques deux mille réponses à un questionnaire mis en ligne il y a quelque temps. » Comme il n’y a pas un féminisme, il n’y a pas non plus une lectrice de Causette. Des femmes, des hommes, le courrier des lecteurs fait ressentir cet éclectisme. Au sein de la rédaction aussi, les profils sont variés. Quatorze fixes et onze pigistes forment l’équipe de Causette, avec tout de même une grande majorité de femmes mais… avec une idée portée par deux hommes, Gilles Bonjour et Grégory Lassus-Debat : « je me dis que si j’avais été une femme, peut-être que je n’aurais pas réussi à monter le projet. Ça fait un petit moment que les hommes sont au-dessus de la pyramide… » et ça ne
semble pas prêt de changer…

Notes:

  1. Sondage Ifop-Causette réalisé auprès de 954 personnes, en février 2013.
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