Je suis une femme et je suis grosse. N’allez pas penser que je suis en train de faire toute une histoire pour un ou deux malheureux kilos en trop.
Non, je suis grosse. Et de nos jours, ça ne veut pas seulement dire être le contraire de mince, ça signifie malade, feignante, moche, anti-érotique, déviante… j’en passe et des meilleures! La minceur s’approprie toutes les valeurs morales, sanitaires et esthétiques. Et moi, je suis grosse.
En occident, suite à une transformation normative des représentations du corps, la minceur va s’imposer comme norme sociale au début du XXème siècle. À ce moment, elle commence à s’envisager comme une valeur morale. L’opulence « comme métaphore de la richesse et de la puissance perd tout ou partie de sa pertinence symbolique au profit d’autres types de richesse plus qualitatives […] telles que le bien être, […] l’épanouissement, […] et l’accomplissement individuel » (Fischler, 2001). La minceur devient alors un idéal trouvant ses fondements dans « le contrôle narcissique des pulsions, des appétits, des faiblesses » (Fischler, 2001) et comme un affranchissement d’une certaine domination masculine et une expression de l’individualisme.
À cette époque, l’émancipation des femmes passe par le « mouvement garçonne », des femmes à la silhouette androgyne qui essaient de se détacher de la conception reproductive : « les femmes désirent s’affranchir du corps maternel et nourricier lié à l’univers du foyer, et exhiber une morphologie évoquant davantage l’efficacité, la rationalité : elles échangent en somme, le corps reproductif par le corps productif » (Bordo, 2003). Elles essaient de gommer toute caractéristique féminine pour chercher une place dans le monde extérieur en perpétuant ainsi la conception malsaine du savoir masculin contre la nature féminine. Du « mouvement garçonne » à nos jours, les canons n’ont pas changé. Et tout un système de valorisation de la minceur a ensuite été reproduit en masse. De juteux business sont d’ailleurs liés à cette conception de la femme (mode, beauté, bien-être, produit maigrissants…).
Parallèlement à ce phénomène, se développe le rejet envers les femmes arborant des kilos dits « en trop ». Tout d’abord, la minceur devient un signe d’intégrité morale qui conditionne la façon dont les gens posent le regard sur les rondes. Une forte corpulence est associée à des attitudes nonchalantes et apathiques ; à des pratiques alimentaires déviantes ; au manque d’activité mais surtout au manque de contrôle sur soi. La graisse dénote alors une déviance par rapport à la norme, les obèses deviennent des « handicapées » ou même des « cas sociaux » : « la grosseur est signe de luxure, de gloutonnerie ou encore d’égoïsme, alors que la minceur est signe de maîtrise de soi, de réussite sociale, de richesse et de succès » (Poulain, 2009). Cette vision se traduit quotidiennement dans la vie d’une grosse : il lui suffira de s’asseoir à côté de quelqu’un dans bus et ça donne toujours le même type de commentaire : « la putain de grosse a pris toute la place, j’vais me retrouver écrasée contre la vitre ». Au lieu de se dire que ces transports ne sont pas adaptés pour tout les types de corporalité, c’est le soi-disant égoïsme de la grosse qui sera dénoncé, son désir de prendre sa place et aussi celle de l’autre. La grosse est perçue comme celle qui prend plus que les autres : plus d’espace, de nourriture et même de soins médicaux car être gros c’est évidemment être malade.
Le corps médical et les politiques de santé publique se chargent de renforcer l’idée qu’il faut avoir un poids « idéal » pour être en bonne
santé. Aux États-Unis, l’obésité été déclarée comme une maladie et un Américain sur trois est devenu malade. Pourtant, la spécialiste en neuroscience Maia Szalavitz l’explique : il n’y a aucun critère standard pour définir une pathologie en tant que « maladie » 1. Dans son livre Le secret de l’obésité 2 le Dr. Rodriguez affirme que « la grosseur n’est pas une maladie, ce n’est qu’un processus physiologique et normal. La graisse n’est qu’un tissu créé pour résoudre le problème du stockage de l’énergie en prévision du manque de graisses. Certains ont une plus grande disposition à accumuler que d’autres, ce qui explique que certains aient plus de problèmes que d’autres ».
On pourrait ne pas la considérer comme une maladie mais la médecine actuelle considère la grosseur comme un facteur à risque pour le développement de certaines pathologies (hypertension, diabètes…). « Cependant, responsabiliser l’obésité est comme attribuer le cancer du poumon à la mauvaise haleine au lieu de la cigarette. L’excès de poids peut être trompeur puisqu’il y a d’autres facteurs comme l’exercice, le régime alimentaire ou une prédisposition génétique à certaines maladies qui sont plus difficiles de mesurer que le poids », précise Eric Oliver, dans son ouvrage Politique de la grosseur.
À la stigmatisation morale et médicale s’additionne celle de l’esthétique. L’apparence semble aujourd’hui être une chose très importante et celle-ci doit correspondre au canon de beauté imposé : femmes minces, voire maigres, éternellement jeunes et frôlant la perfection plastique. Cette conception de la beauté, ce canon idéal parce qu’irréel, est diffusé massivement par les médias, par l’industrie de la beauté et ce qui est le pire, par les femmes elles-mêmes. L’entourage féminin est aussi contraignant que la « bonne présence exigée » dans les offres d’emplois, l’étalonnage des tailles dans les magasins, les pubs ciblées sur le net… La pression familiale et amicale, féminine surtout, devient souvent angoissante. Elle se manifeste dans les commentaires du genre « oh tu as encore grossi… », « il faudrait que tu te mettes au sport » ou « ça m’étonne pas qu’on t’ait quittée, tu t’es trop laissée aller »…
« La grosseur est signe de luxure, de gloutonnerie ou encore d’égoïsme, alors que la minceur est signe de maîtrise de soi, de réussite sociale, de richesse et de succès » Jean-Pierre Poulain
Souvent on dirait que pour les autres, ton existence ne se réduit qu’à ça et, à la fin, t’as juste envie de dire « allez vous faire foutre ! J’ai une vie, je bouge, je n’ai jamais eu de problème pour trouver des personnes qui apprécient mon corps et puis merde je m’en fous du canon de beauté ! » Mais en fait non, ce n’est pas vrai, on ne peut pas s’en passer de ce foutu canon : on en vit les conséquences de son importance tous les jours. La société moderne est lipophobe, n’aime ni la graisse, ni le corps gros, à tel point qu’on intègre, nous, les grosses, l’idée que notre corps n’est pas beau, que nous sommes déviantes. Nous ne sommes pas libres de choisir, des contraintes normatives « induisent, sous peine d’encourir regards réprobateurs et remarques désobligeantes, un certain type de comportement. […] Ainsi la libération actuelle serait une continuité de l’intériorisation d’une auto-contrainte diffuse dans l’ensemble de la société » (Détrez, 2002). Par un processus d’intériorisation des discriminations subies, « le stigmatisé s’enferme dans un véritable cercle vicieux lorsqu’il trouve normal le jugement qui lui est porté […] et finit par l’accepter » (Poulain, 2009). La victime devient alors coupable.
Face à cette situation, certaines féministes ont pris le taureau par les cornes et des
luttes contre la lipophobie se développent aux États-Unis (NAAFA, size-acceptance) et en Europe. Le but de ces mouvances n’est pas de « défendre » la grosseur mais de revaloriser l’esthétique liée à la rondeur. Elles cherchent à stimuler les femmes dans la recherche du plaisir de manger et de bouger pour elles-mêmes, au lieu de tenter de maigrir par tous les moyens. Il s’agit de les encourager à vivre en fonction de leurs buts et non du regard des autres et, donc, en définitive, de promouvoir une image sociale de la beauté qui tienne compte du droit à la diversité naturelle des femmes tout en luttant contre les conséquences de la lipophobie (exclusion sociale, désarroi identitaire, difficulté à se montrer en public, stigmatisation sexuelle). Ces féministes combattent l’hostilité de la part des médias, de la famille et des amis. Elles se battent aussi contre les tailles vestimentaires normalisées parce que nous sommes tous normaux.
Bien sûr la stigmatisation de la grosseur touche aussi les hommes mais les femmes sont beaucoup plus atteintes. Pour cette raison des écrivains se sont penchées sur la question sous l’angle féminin. Monna Chollet, Naomi Wolf ou encore Susan Bordo ont dénoncé les pressions à la fois sociales, culturelles et morales liées à l’obsession de la minceur féminine. Celle-ci n’est que le relais d’une autre obsession, l’obéissance féminine liée à son infériorité comme l’explique Naomi Wolf : « une fixation culturelle sur la minceur féminine n’est pas l’expression d’une obsession de la beauté féminine, mais de l’obéissance féminine. Le régime est le sédatif le plus puissant de l’histoire des femmes : une population tranquillement folle est une population docile ». Ilana Löwy ajoute : « le droit de regard sur le corps féminin est indissociable de l’infériorité du statut des femmes ».
Conclusion… Riots not diet !
Pour aller plus loin
Susan Bordo, Unbearable Weight. Feminisme, Wenstern Culture and the Body, University of California Press, Berkeley, 2003.
Mona Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, La découverte, Paris, 2012.
Claude Fischler, L’Homnivore, Odile Jacobs, Paris, 2001
Jean-Pierre Poulain, Sociologie de l’obésité, PUF, coll. Sciences sociales et sociétés, Paris, 2009.