Depuis leur naissance, les Femen ont fait couler beaucoup d’encre dans les médias, parfois parce qu’ils soutenaient leurs revendications, le plus souvent pour critiquer leur modus operandi et l’influence négative que cela pourrait avoir sur le féminisme. Traitées tour à tour de pseudo-féministes, de misandres, d’anticléricales… elles ont quand même réussi à mettre les questions féministes à la unes où elles n’avaient pas vraiment une place réservée. Mais elles n’y sont pas arrivées toutes seules. Non! Les journalistes et les lecteurs les ont bien aidées.
« Nous sommes un mouvement d’activistes féministes international qui lutte pour les droits des femmes et pour les droits humains. Quelle que soit la morale, la religion, l’État qui attaque ces droits, nous irons directement contre eux, d’une façon directe et extrême. Nous sommes prêtes physiquement et moralement », Lara Alcázar, leader de la branche espagnole, présente ainsi la mouvance Femen. Ce qu’elles appellent « façon directe et extrême », c’est cette combinaison de nudité, de slogans forts et de mise en scène des revendications qui est devenue leur marque déposée. Elles ont conçu le « féminisme pop », qui rassemble la demande médiatique de scoop et le goût populaire pour les seins des belles jeunes filles – et peu importe que ce soit pour les regarder ou pour les critiquer (parfois en même temps).
La culture pop ramenée à l’usage revendicatif n’est qu’une évolution de ce que Patrick Champagne appelle des « manifestations de papier », conçues pour attirer la presse et qui n’existent qu’à condition de trouver un écho dans celle-ci. Ainsi, les Femen se sont totalement adaptées aux contraintes journalistiques pour réussir leurs coups. Au niveau de leurs messages : qui tiennent dans des slogans courts et provocants ; de leur image : de la nudité ou du détournement de symboles de ce qu’elles identifient comme ennemis ; mais surtout en abordant la question à travers un angle médiatique : l’action ! Il faut absolument qu’il y en ait, qu’elles donnent quelque chose à voir qui attire le regard du passant et, évidemment, celui du journaliste. « La façon de protester est très forte : en criant, en nous faisant entendre pour aller au-delà des mouvances féministes qui sont restées dans la théorie », affirme Lara Alcázar, en laissant entrevoir que leur mouvement est une évolution de ce qui existait déjà, une sorte d’adaptation à notre époque.
D’un autre côté, elles acceptent leur dépendance à la presse car elles ont choisi « les médias pour diffuser leur message, pour que le message arrive auprès de plus de gens possible, pour répandre au maximum les revendications », explique Carmen Estebañez, Femen espagnole. « Nous nous sommes retrouvées pour une action à l’ambassade d’Ukraine et il n’y avait que deux photographes, pas de journalistes, donc on n’a pas fait la revendication pour préserver notre sécurité, d’abord, et parce qu’on préférait ne pas “gaspiller des points” si ça n’allait pas être diffusé suffisamment », éclaire la leader des Femen Espagne. Le fait de conditionner leur action à la présence de la presse fonctionne aussi comme une sorte de défense face aux attaques des policiers et des passants. « La presse te protège quand les flics te cognent, évitent parfois des agressions mais surtout, si jamais ces agressions ont lieu, ils sont là pour couvrir l’événement et les réactions face à nos revendications pour qu’elles soient diffusées », ajoute Lara Alcázar. À côté d’un réseau d’avocats ou d’artistes qui appuient leur cause, les Femen ont aussi un réseau de journalistes à contacter : « nous avons des contacts avec des
journalistes afin d’ouvrir de nouveaux fronts », précise la leader. Aux contacts amicaux avec les journalistes s’additionne une com’ assez réussie. Elles sont très réactives tant sur les réseaux sociaux que dans les mouvances revendicatives dans la rue. En définitive, leur message « prêt à publier », les images fortes et choquantes ainsi que leur forte présence dans la rue et dans les médias font penser à une espèce de nouveau type de com’ marketing, une sorte de publicité féministe. Un véritable modèle du genre en termes de « manifestation de papier ».
Cependant, pour que leurs stratégies fonctionnent, les médias ont dû aussi reproduire ce jeu de réduction du message politique à l’image choc et aux slogans puissants. On pourrait même dire qu’ils ont poussé le façonnage du dispositif publicitaire des Femen. Il n’y a pas de doute en termes d’agenda setting : les médias ont mis les Femen dans l’actualité. Des dizaines de unes ont été consacrées à ce mouvement, partout en Europe. On a eu droit à des articles de fond, d’opinion, des cartes blanches, on est même allé jusqu’à des éditos consacrés aux Femen. Tout d’un coup, la presse s’intéresse aux revendications féminines mais pour la réduire immédiatement au phénomène Femen. On est en droit de se demander comment on peut faire subir à une problématique aussi complexe que celle de la lutte féministe une pareille opération de réduction ?
« Pas de journalistes, donc on n’a pas fait la revendication pour préserver notre sécurité »
Il n’y a pourtant rien de bien étonnant, dans le chef d’un journalisme mainstream, tout en coup de gueule et en sensationnalisme. Ce champs-là a-t-il vraiment la possibilité d’ouvrir un débat mettant en rapport les différents courants du féminisme, leurs différents positionnements quant à l’évolution de la situation de la femme en Occident ? Il faudrait sérieusement en douter. En revanche, nul doute sur le capacité à faire tourner en rond des discussions autour de la nudité et d’autres questions superflues. Reste le vrai problème, oublié dans un coin : le besoin d’avoir des mouvances féministes encore aujourd’hui, car la société reste très sexiste.
Le succès des Femen est à l’image du fonctionnement des médias actuels et de la « société de consommation de scoops » qu’ils produisent et dans laquelle nous vivons. Mais les lecteurs ne devraient pas être dégagés de leur responsabilité. Le site d’information français Rue89 publiait cette considération en décembre 2012 : « À titre d’exemple, à Rue89, le premier article que nous avons fait sur les Femen (il y en a eu trois, lire l’encadré ci-contre) était un “En image”. On y voyait simplement la photo d’une Femen devant la maison de DSK, seins nus. Trois paragraphes accompagnaient l’image. L’article a reçu 69 500 visites. C’est beaucoup » 1. Tout à fait d’accord ça fait beaucoup pour un article de trois paragraphes, sans approfondissement sur le sujet mais, par contre, avec plein de photos de femmes seins nus !
Comment savoir si ceux qui ont cliqué ne l’ont pas juste fait pour voir des nichons ? Les voies qui guident les internautes sont insondables. Autre question : faut-il être surpris du fait que tout le bruit généré dans la rue et surtout dans les médias par les Femen n’a pas causé l’effet escompté par les activistes ? Et qu’en lieu et place de la remise en question du patriarcat on a plutôt eu des interrogations aussi fondamentalement insipides que « pour ou contre les Femen ? » ou encore « nichons ou pas de nichons ? »
Alors, mettons en cause les méthodes des Femen, oui ! Cependant, ne nous arrêtons pas là. Si ces méthodes sont efficaces pour accaparer l’attention médiatique et réduire une question si importante comme l’égalité homme-femme à « to boobs or not to boobs », ça veut dire que quelque chose ne vas pas. Si le « féminisme pop » fonctionne, c’est parce que nous,
journalistes, nous ne faisons pas notre travail convenablement. Ne nions pas non plus les contraintes propres à la profession ; et c’est aussi parce que nous, lecteurs, nous « choisissons » le contenu que nous préférons lire. Et, en nous rendant sur des articles sensationnalistes, nous sommes en train de leur dire que ça nous intéresse – et parfois pas qu’un peu. Or si ça se vend bien, alors, c’est ça qui compte.
En définitive, Femen ou pas Femen, la question importe peu, tant que d’autres formes de féminisme peuvent être relayées, mises en valeur ou critiquées. Et surtout que la lutte des femmes pour leurs droits acquiert une place dans les médias mais aussi dans la société.
Notes:
- Emilie Brouze, Renée Greusard, « Seins nus : les Femen, phénomène médiatique ou féministe ? », Rue89.fr, 23/12/2012 ↩