New Deal 2.0

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Quels rapports y-a-t-il entre les récents accords de partenariat que les éditeurs de presse ont passé en Belgique et en France avec le géant du web Google, et la crise économique qui lessive l’Europe ? La question pourra paraître fondamentale à quelques-uns et complètement farfelue à pas mal d’autres. Convaincus que les deux types de perception – peut-être pas si isolées que ça – existent, nous avons décidé de penser le problème avec l’aide précieuse de Phillipe Aigrain  1 et de Calimaq  2.

p42emboutUn bref rappel des faits s’impose. En 2006, Copiepresse, la société de gestion des droits des éditeurs de presse quotidienne francophone et germanophone belge, attaque Google en justice pour violation du droit d’auteur. La firme US se voit condamnée pour contrefaçon en 2007. Dans les médias, de nombreux commentateurs se félicitent de ce qui est qualifié d’« avancée ».

À Mountain View, on prend acte du jugement, et on se soumet à la loi en déréférençant la presse locale. Plus aucun article publié sur le site d’un quotidien n’apparaîtra dans les résultats d’une requête adressée au plus important moteur de recherche du monde. Le rapport de force est bien expliqué à ceux qui l’avaient peut-être mal compris.

Calimaq nous explique le problème sous l’angle juridique : « ce type de solution est soit inapplicable, soit inefficace. La réplique immédiate au jugement pousse à trouver d’autres voies parce que, pour la presse, ne plus voir son contenu référencé par Google, c’est une position intenable. A une époque, le groupe Murdoch avait fait le choix de se déréférencer lui-même : ils ont dû faire marche arrière ». Les adhérents de Copiepresse ont bien trop besoin du puissant moteur de recherche pour pouvoir lui dicter leurs conditions.

Fin 2012, les deux parties trouveront un accord : ils deviennent partenaires commerciaux. Début 2013, un accord semblable est passé en France. La perspective initiale était pourtant législative. « Le gouvernement Ayrault disait : “si jamais vous ne trouvez pas d’arrangement, on fait voter une loi pour créer un nouveau droit voisin”. Mais cette loi était loin de passer facilement au parlement. Et puis, si elle parvenait à être votée, Google aurait adopté la même stratégie qu’en Belgique : déréférencer ».

À quoi joue Google ?

Ce que la super puissance du Web veut absolument obtenir à travers ces conflits, selon Calimaq, « c’est de garder intact le principe selon lequel le référencement des contenus par les moteurs soit gratuit. Ils voulaient conserver ce droit qui permet à ses robots de venir indexer toutes les pages du Web, et même de les copier, sans pour autant commettre une infraction ». Et notre interlocuteur de préciser qu’à ce propos, il faudrait donner raison a la multinationale : « la légalité de ce type de pratique est fondamentale pour le fonctionnement du Web. Vouloir rendre les liens hypertextes payants, c’est une folie ! À terme, ça toucherait l’architecture même d’
Internet
 ».

Cela étant sauvé, l’équilibre de l’écosystème de la création en ligne n’en est pas pour autant garanti. En la matière, les accords commerciaux passés impliquent de sérieux risques. Tout d’abord, ils vont dangereusement renforcer le pouvoir de l’ogre. « Ces accords portent sur l’utilisation de la régie publicitaire de Google (AdSense) ou encore sur les systèmes de monétisation de contenu proposés par cette même firme. En définitive, tout cela renforce la dépendance des éditeurs à l’égard des outils Google. Ce qui assoit encore plus confortablement la position dominante de ceux-ci sur les contenus presse – qui restent des contenus très importants pour un moteur de recherche » (Calimaq).

Ensuite, ces partenariats excluent une part importante des créateurs en ligne. « Il ne profitent qu’aux gros éditeurs de presse, or, sur Intenet, il y aussi les bloggeurs, les pure players et bien d’autres encore. Et là, symboliquement, les éditeurs ont réussi à obtenir la confirmation que seul leur contenu avait de la valeur. Quant à l’information en ligne, c’est bien plus que ça. Voilà pourquoi je suis d’avantage favorable à la solution de “contribution créative” proposée par Philippe Aigrain, parce qu’elle redistribue les revenus d’Internet à l’ensemble des générateurs de contenu. »

Seule une partie du User Generated Content 3 est produit par des entreprises du secteur médiatique. Tenter de régler les problèmes de rémunération du travail de ces derniers sans se pencher sur ceux du financement de la contribution de tous les créateurs numériques (ceux qui tiennent des blogs, postent des commentaires et des photos, partagent des vidéos), signifie réduire tout ça à une simple lutte sectorielle. On retrouve cette même perspective dans les discours de ceux qui condensent toutes leurs interrogations autour de la découverte d’un modèle économique viable pour la presse en ligne.

Les enjeux d’un financement mutuel

Philippe Aigrain, concepteur de la « contribution créative », propose de penser le problème de manière plus globale. « Le vrai enjeu, c’est de savoir si nous voulons une société de consommateurs culturels ingurgitant les productions d’industries, ou une société de contributeurs à l’écosystème des activités culturelles et expressives, tantôt récepteurs, tantôt contributeurs, tantôt recommandant (notamment par le partage) et réutilisant les oeuvres existantes pour en créer d’autres. Economiquement et socialement, le défi est considérable. Si le nombre de producteurs et d’oeuvres avec un niveau d’intérêt ou de qualité donné est multiplié par trois ou cinq tandis que le temps de réception (lecture, visionnement, écoute) de ces oeuvres reste plus ou moins constant, alors l’audience moyenne d’une oeuvre est divisée par trois ou cinq. Cela signifie que nous ne pouvons pas traiter principalement les vrais défis d’une société culturelle numérique avec les instruments qui sont fonction de l’audience (ventes, location, publicité). Des dispositifs de mutualisation entre individus sont nécessaires ».

Sur Internet, on produit de la richesse. L’ennui, c’est que quelques gros acteurs parviennent à la monétiser et à l’accumuler – sans qu’aucun mécanisme ne permette de la redistribuer. Or, comme nous le rappelle Calimaq : « Si on veut vraiment prendre la valeur telle qu’elle se produit, il faudrait mieux payer tous les individus qui disséminent l’information sur la toile, et non les seuls contenus générés par les éditeurs de presse. Parce que la valeur vient aussi du fait que des usagers du Web échangent, partagent et commentent des articles en ligne. C’est aussi la diffusion qui produit la valeur. On ne comprend pas ça aujourd’hui parce qu’on pense dans des schémas trop rigides, issus de l’environnement papier ».

La logique transactionnelle classique – A vend une marchandise B – ne permettra pas de résoudre le problème du financement de la création numérique. Il va donc falloir
chercher ailleurs pour sortir d’une situation d’extrême concentration de la richesse produite. Parce qu’à y regarder de plus près, Google, Facebook & cie feraient vite passer Mittal pour un junior de l’exploitation – l’ami Lakshmi traite ses ouvriers comme du mobilier, certes, mais au moins, lui, il les paie tous (tant qu’il ne les licencie pas). Pas sûr qu’on puisse en dire autant des grandes net entreprises 4.

Dispositif pour une sortie de crise

D’une certaine manière, une bonne partie de ce qui a été dit ici jusqu’à présent à propos de la création en ligne pourrait bien nous servir pour penser l’actuelle impasse dans laquelle l’Europe s’est fourrée. Là aussi, on retrouve cette obsession à chercher une solution à la crise dans une logique transactionnelle (avec les mots d’ordre suivants : augmenter la compétitivité, relancer l’activité, réduire les salaires) qui nie toute perspective mutualiste quand le problème est, en définitive, celui de la répartition d’une valeur produite collectivement.

Philippe Aigrain précise la perspective globale des propostions qu’il défend : « l’économie mutualisée résiste bien mieux aux crises que les bulles de la finance ou de la propriété. Elle s’applique à tous les domaines où les conditions d’existence d’un bien commun (une culture partageable hors marché, des connaissances librement accessibles et utilisables, une alimentation et un environnement sains, par exemple) doivent être financées par l’ensemble des citoyens. L’intérêt de la contribution créative, c’est qu’il s’agit d’un dispositif beaucoup plus léger que ceux qui seraient nécessaires dans d’autres champs, et qui peut donc servir de laboratoire. »

Hélas, jusqu’ici, soumis au fort lobbying des industriels du secteur médiatique, la commission européenne, qui se remet encore très mal du rejet de l’ACTA 5, ne semble pas prête à ouvrir le moindre débat comprenant l’option mutualiste. Logique, en un sens, mais c’est dommage, parce qu’envisager l’intégration d’une sorte de mutuelle des producteurs numériques permettrait de travailler concrètement à la construction d’un welfare 2.0. — et ça, ça ne saurait pas nous faire de tort.

Mais le débat demeure donc bien fermé pour l’instant, hélas.

Notes:

  1. Informaticien et chercheur, il a travaillé en tant que chef du secteur technique du logiciel à la Commission européenne.  L’ensemble de l’interview de Ph. Aigrain est disponible sur le site de l’Entonnoir (http://www.entonnoir.org/philippe-aigrain/).
  2. Alias Lionel Maurel, juriste et bibliothécaire. Administrateur de « La Quadrature du Net », rédacteur pour le pure player « OWNI » (malheureusement disparu fin 2012). L’interview de Calimaq se trouve également sur le site de l’Entonnoir (http://www.entonnoir.org/calimaq/).
  3. Le contenu généré par les usagers (des réseaux télématiques).
  4. Une interprétation, un brin paranoïaque, de la couverture de ce numéro (réalisé par Benjamin Monti) consisterait à penser que le gaillard qui a un sourire en coin et ne se pose aucune question pendant que tous les autres semblent paumés, c’est Google & Cie – qui se marrent parce qu’ils ont pigé le truc et qu’ils peuvent tranquillement rouler tout le monde dans la farine.
  5. Acronyme de l’Accord Commercial Anti-Contre Façon – pour plus d’information, voir le site de « La Quadrature du Net » (http://www.laquadrature.net/fr/ACTA).
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