Tensions amoureuses, problèmes avec des parents trop stricts, obscurantisme : le vlog de Bree, une Américaine de quinze ans, détenait tous les ingrédients nécessaires à la réussite. Pendants des mois, ses vidéos seront vues par des milliers d’internautes. Elle sont commentées, des fans créent des pages…
Puis, la succes story tourne à la mascarade – tout n’était que storytelling. Bree s’appelle Jessica Lee Rose, c’est une actrice. Quant aux vidéos, elles étaient produites par Ramesh Flinders et Miles Beckett, deux cinéastes qui cherchaient à renouveler la narration en utilisant les outils numériques. Peu après le dévoilement de la “vérité”, ceux-ci expliqueront : « Nous sommes en train d’assister à la naissance d’une nouvelle forme d’art. Dès le début, notre intention était de raconter une histoire – une histoire qui ne pourrait être racontée qu’au travers du vidéo blog et de la puissance de diffusion d’Internet. Une histoire interactive et en constante évolution avec l’audience ».
Très vite, la controverse fait rage. Avec le cas de LG15, la question de l’estompement de la frontière entre la réalité et la fiction s’invite dans le débat. Rapidement rejointe par celle de la distinction entre producteur et consommateur. Henry Jenkins, chercheur dans le domaine de la communication, se saisit du problème sur son blog : « La nature de l’art (fictionnel ou non) dans l’ère de l’intelligence collective est que l’oeuvre nous provoque, qu’elle nous pousse à l’action. En effet, en tant que projet artistique, Lonelygirl15 paraît dessiné pour encourager la participation. Nous ne sommes pas capables de comprendre ce que nous sommes supposés faire si nous n’identifions pas correctement le genre dans lequel le texte opère : devions-nous fouiller plus profondément celui-ci à la recherche d’indices (comme c’est le cas d’un ARG 1) ou plutôt aller au-delà, à la recherche de la vérité (comme dans le cas de reality spoiling 2) ? ».
Face au cas LG15, les internautes ont généralement opté pour deux stratégies : soit ils tentaient de découvrir la réalité (prouvant qu’il s’agissait d’une fiction) et se faisaient une place dans l’oeuvre en tant que détectives cherchant des preuves, soit ils devenaient co-scénaristes en contribuant à développer l’histoire par l’envoi d’e-mails à Bree, ou en postant des commentaires (souvent repris dans le vlog). Quoi qu’il en soit, le flou entre fiction et réalité a, sans doute, favorisé le développement d’une forme particulière de storytelling – tout à fait caractéristique des jeux de réalité alternée, selon le professeur Jenkins 3.
Au plan artistique, l’expérience pourrait être qualifiée de réussite. D’un point de vue éthique, des questions subsistent : doit-on spécifier le caractère fictif d’un produit artistique? En principe non ! Sur son blog “Apophenia”, la spécialiste des media studies Danah Boyd prend position : la plupart des internautes « voudraient qu’on trouve de la Réalité avec un grand R dans les blogs,
les vlogs ou sur Myspace », mais il faudait accepter que le fait de raconter sa vie dans ces espaces est plutôt une forme de « performance » – et si l’auteur est dans une perspective de construction de soi, pourquoi ne pas admettre qu’il puisse s’agir d’une mise en scène ? Selon Henry Jenkins, LG15 ne serait d’ailleurs qu’une simple évolution d’un genre littéraire plus ancien, le roman épistolaire, qui transformait des espaces de communication privée en espaces communs et jouait sur l’impression de réalité des faits narrés.
Si le problème éthique ne réside pas dans la non-spécification du caractère fictionnel d’un récit, alors où est-il? Il serait plutôt dans l’intention. Dans certains cas, on fait un usage commercial de ce type de récit et les internautes se retrouvent alors à participer, sans le savoir, à la promotion d’un produit. Les créateurs de LG15 annoncent « la naissance d’une nouvelle forme d’art » et pressentent en même temps leur nouveau site – précisément dédié à la question de la vidéo et de l’interactivité. Etonnant ? Pas vraiment. Cette formule reste très exploitée par les publicistes : elle leur permet de faire coopérer les internautes à la réussite de la production, du produit, dans lesquels ils se sont investis comme on s’implique dans « une expérience ». C’est là le béaba du marketing viral.
L’émergence de ces nouvelles formes de récits devrait sans doute s’accompagner d’une éthique adaptée aux usages des internautes. C’est là la condition sine qua non pour éviter de voir certains tirer un avantage contestable du floutage de la frontière entre producteurs et consommateurs.
Notes:
- Alternate Reality Game (jeu en réalité alternée). Ces jeux ont pour but de mettre en contact des joueurs afin de résoudre de nombreuses énigmes qui ne peuvent d’ailleurs l’être que par des efforts collectifs impliquant de nombreux joueurs, leurs connaissances, compétences et ressources techniques. ↩
- Littéralement “dévoilement de réalité”. On donne ce nom à la divulgation prématurée, par une petite communauté, du caractère scénarisé d’un récit qui se présentait au public comme réel. Tout le jeu consiste à rassembler toutes les pièces du puzzle avant que le grand public ne soit au courant. ↩
- http://www.technologyreview.com/news/401760/transmedia-storytelling/ ↩