L’inflation discursive autour des « incivilités » a fait qu’en réaction, les communes se sont vues dotées de nouveaux outils juridiques censés lutter contre ce « fléau ». Mais depuis quelques années, les communes sanctionnent à tort et à travers. En Flandre surtout, on vous colle une contredanse pour des motifs de plus en plus absurdes. La révolte s’organise.
Les sanctions administratives communales (SAC ou GAS en néerlandais, pour « gemeentelijke administratieve sanctie »), dispositif censé lutter contre les nuisances locales, font actuellement débat en Flandre. Destinées à l’origine à améliorer la propreté des communes, les SAC sont de plus en plus souvent perçues comme un dispositif anti-jeunes. A l’origine, seuls des policiers pouvaient infliger ces contredanses. Comme c’était ingérable pour la police, certains civils ont été autorisés à le faire. Finalement, tout membre du personnel dun certain nombre de villes peut désormais exercer cette « compétence » et jouer du carnet. Et l’imagination des fonctionnaires communaux semble très fertile lorsqu’il s’agit d’inventer de nouvelles nuisances ou « incivilités », d’autant que celles-ci constituent, finalement, une nouvelle vache à lait.
La valse à mille temps des contraventions
Ces amendes sont de plus en plus souvent considérées comme absurdes et antisociales. On s’est amusés à compiler quelques perles, qui ne font pas rire ceux qui se voient infliger des sanctions aussi ubuesques. Ainsi, dans la zone de police « MINOS », au sud d’Anvers, mieux vaut ne pas tomber en panne de voiture, car les travaux d’entretien et de maintenance des véhicules y sont interdits sur la voie publique. Battre son tapis : interdit à Schaerbeek, tout comme transporter un patient atteint d’une maladie contagieuse dans un véhicule non médicalisé. C’est sans doute malsain. A Termonde, il est interdit d’effectuer plusieurs fois un même circuit avec un groupe de plus de dix cyclistes. Lorsque le groupe est composé d’un maximum de dix cyclistes, une distance d’au moins mille mètres doit le séparer de tout autre groupe de la même taille. Pour ceux que la casuistique communale intéresse, sachez que par « groupe », il faut entendre « un certain nombre de personnes qui roulent ensemble côte à côte ou l’une derrière l’autre ». A Termonde encore, et à Malines, Quick et Flupke ne se verraient pas seulement tirer les oreilles par l’agent 212, il leur serait de surcroît infligé une amende sonnante et trébuchante : la blague qui consiste à sonner à la porte et à s’encourir est désormais un délit. A ranger également au rayon des blagues inciviles : Imiter la voix d’une sirène de police (Anvers), effrayer un passant par un cri (Lokeren). A Hasselt, préparer du mortier au cimetière est interdit, sauf si c’est dans un seau. Et dans une gamelle en plastique ? A Termonde encore, il est trop tard pour nettoyer la pierre tombale de vos chers disparus les 1er et 2 novembre : ces jours-là, c’est interdit. Il fallait y penser avant.
Les auteurs de tels règlements, eux, ont pensé à beaucoup de choses. Dans la cité dendrienne, la créativité en terme de sanctions administratives semble sans borne. Plus question de chanter des chansons grivoises sur la voie publique pour s’échauffer, c’est « expressément interdit » (« uitdrukkelijk verboden »). Une expressivité problématique, en effet. Les propriétaires termondois ont aussi intérêt à ne pas avoir le vertige, car ils sont sommés d’enlever les stalactites qui pendouillent à leurs corniches lors des froides journées d’hiver. Ces dangereux glaçons qui pourraient blesser un passant ne devront plus se voir que sur les cartes de Noël. Et à propos de folklore, on rappelle qu’à Hasselt, seul Saint Nicolas, le Père Fouettard et le lapin de Pâques peuvent porter un masque qui dissimule leur visage – les Limbourgeois ne savent sans doute pas que même le Père Noël est une ordure. On ne peut pas non plus y jouer au foot sur un terrain de basket.
Plus fort encore : à Deinze, il est interdit de ramasser les confettis lancés à tous vents par les joyeux drilles du défilé de carnaval. Le confetti est d’ailleurs un enjeu politique local puisqu’à Wellen, seuls sont autorisés ceux qui ont un diamètre de dix millimètres et quio sont biodégradables…
La liste n’est pas exhaustive. Elle serait risible, si il n’existait pas le risque bien réel d’asphyxier toute activité humaine et toute festivité qui déborde le cadre imaginé par quelques fonctionnaires ronchons, ou du moins ayant un sens aigu de ce qu’anticiper la moindre doléance veut dire. Pour certains acteurs de terrain, il y a un lien entre « city marketing » et émergence de la thématique des « incivilités ». Le phénomène touche même des centres de petite taille, post-ruraux, qui cherchent à attirer une population solvable, et dès lors très à l’écoute des récriminations de celle-ci par rapport aux « nuisances ». Cette forme d’intolérance à la manière de se comporter de l’autre est en outre totalement arbitraire, elle varie d’une commune à l’autre. Mais cette traque aux « incivilités » offre un filon juteux et quasi inépuisable aux autorités communales. Et, pour les policiers, un travail moins fatiguant que de courir derrière les malfrats.
Coucou de Malines aux amendes
A Malines, la ville du sémillant bourgmestre Bart Somers (VLD), la lutte contre les « nuisances » a franchi un cap dans l’absurde, si c’est encore possible. Jef Coulommiers, un étudiant de dix-huit ans, l’a appris à ses dépens. Avec quelques amis, il mangeait tranquillement un sandwich sur les marches de l’église Saints-Pierre-et-Paul au Marché aux bestiaux (Veemarkt). Quelques miettes sont tombées sur le sol, ce qui constitue une nuisance grave, selon deux agents à vélo de passage. « On a pris soin de ne pas laisser de déchets », explique Jef. « Les flics à vélo se sont arrêtés, on a dû donner nos cartes d’identité et le numéro de téléphone de nos parents. Lorsque nous avons demandé ce qui se passait, on nous a sèchement rembarrés et demandé de nous taire. Le policier nous a dit que c’était lui le patron. » Jef et deux de ses complices se sont alors fait embarquer dans un panier à salade et ont été retenus pendant trois heures au commissariat. Les parents ont été avertis et amenés sur place. « Les amendes sont certainement un outil important pour réduire les nuisances réelles » a déclaré la mère de Jef, « mais mon fils a été arrêté et détenu trois heures pour avoir mangé un sandwich ! » La bande criminelle risque désormais une sanction administrative communale de cent euros. Cent euros pour quelques miettes tombées dans la rue.
Selon l’échevin de la « Prévention », Ali Salmi (SP-a), « c’est à la police d’évaluer la gravité de la situation. » Avec d’aussi fins limiers, les citoyens de la Dyle peuvent dormir tranquille. « Le Veemarkt et sa station de bus drainent beaucoup de jeunes qui, parfois, embêtent les voyageurs et les passants. » Le zèle de la police aurait été dicté par des « plaintes persistantes » des riverains. Mais si ceux-ci sont perturbés par l’ingestion de sandwiches sur la voie publique, la police malinoise va en effet avoir beaucoup de boulot. Les habitants préfèrent en rire. Ils s’étaient donné rendez-vous sur le parvis de l’église Saints-Pierre-et-Paul, pour une manifestation ludique. Une bonne centaine s’étaient déplacés à l’heure du lunch dimanche 11 novembre, pour manger un sandwich sur les marches. Certains portaient un masque à gaz, moquant ainsi l’acronyme malheureux (GAS-boete, « amende au gaz ») qui désigne les sanctions administratives. Cette action de protestation entendait souligner les absurdités auxquelles mène la politique de répression des « incivilités » et les amendes
communales.
Du coup, dans la cité de Saint-Rombaut, on songe à faire marche arrière. C’est que la contestation s’amplifie en Flandre, dans la presse, dans la rue aussi. Même le mouvement de jeunesse « Chiro », l’équivalent flamand de Patro, y est allé de ses doléances, car grimper aux arbres est passible de sanction, à moins d’avoir sollicité une autorisation écrite trois mois auparavant… Les Ligues des Droits de l’Homme francophone et néerlandophone dénoncent depuis longtemps cette montée de l’encadrement intime. Elles menaient une action commune ce 28 novembre devant la Maison communale d’Ixelles, que la LDH tient pour pionnière à Bruxelles en matière de SAC. L’action était suivie, en soirée, d’un meeting sur le boycott des amendes administratives.
L’effet boule de neige
Malgré ces protestations, la fièvre réglementaire et sanctionneuse ne semble pourtant pas près de tomber en Flandre. L’arrivée de la neige cet hiver a donné des idées aux législateurs communaux, qui se demandaient avec délectation quelle part du comportement des autres ils allaient bien pouvoir interdire, ou soumettre à péage. Les enfants adorent se livrer à des batailles de boules de neige ? Sachez que c’est dangereux, comme de descendre un escalier un peu raide. Certaines communes flamandes – Lichtervelde, Wingene, Malle, Leeuw-Saint-Pierre et la championne dans ce sport qui consiste à transformer chaque geste en délit, Termonde – ont décidé d’inclure le lancer de boules de neige dans la liste des incivilités passibles d’une amende administrative. Leur règlement général de police a été modifié en ce sens. Cent vingt euros pour un flagrant délit. Prochain chantier pour les communes flamandes : les batailles de polochon.