Ce document nous parvient, par on ne sait trop bien quel miracle, d’un futur assez éloigné. On vous avoue bien volontiers qu’il nous a semblé parfois mystérieux : on ne sait trop comment, mais la Wallonie est devenue une République. Et des cours d’histoire y sont visiblement toujours dispensés dans l’enseignement secondaire. Pour le reste, nous le publions in extenso en vous avouant bien volontiers qu’on n’a pas vraiment tout compris.
L’ère rhizomatique — Chapitre V – Programme d’histoire du 3e degré de l’enseignement secondaire organisé par la République Wallonne — 2130.
Dans les premières époques historiques, nous l’avons vu précédemment, la société s’organisait en classes bien distinctes. Chacun occupant une position précise dans ce qu’on finira par appeler de manière générique « la production ». Le jeu de ces différentes positions détermine les « rapports de classes » dont certains théoriciens firent grand cas dans les deux derniers siècles du IIIème millénaire.
De la même façon que dans la Rome antique nous trouvons des patriciens, des plébéiens, des esclaves, et au Moyen-âge des seigneurs, des maîtres de corporation, des compagnons et des serfs, on trouve à l’ère rhizomatique des experts, des curateurs, des activistes, des conversationnalistes, des célébrités, des journalistes. La social-networkratie moderne (voir chapitre VI), élevée sur les ruines de la société post-industrielle, n’a pas aboli les antagonismes de classes, elle s’est simplement contentée de substituer de nouvelles classes aux anciennes. Nous verrons que les causes de cet état de fait, à l’époque refoulées, finiront par provoquer de vives tensions.
Au tournant du XXIème siècle, le mode d’exploitation capitaliste 3.1. (voir chapitre IV) ne parvient plus à subvenir aux besoins des populations de « travailleurs » à mesure que s’ouvrent de nouveaux réseaux socio-numériques. Nerds et hackers, habitants originaux du web, ont dû céder leur place à des e-entrepreneurs – on tente de les parquer dans des réserves (hackerspaces ou fablabs), mais la lutte s’y organise bientôt. Très vite, curateurs, conversationnalistes et activistes entrent en conflit avec les experts, les community managers et les célébrités (dont l’alliance datait de l’époque des médias analogiques). Le premier groupe, réuni sous la bannière des “pronétaires”, construisent de nombreux outils de communication réticulaire et parviennent à porter l’antagonisme au coeur de la production en ligne. L’écosystème des réseaux télématiques va se trouver bouleversé par l’apparition des premières mutuelles de créateurs numériques.
Selon de nombreux « théoriciens » de l’époque, les institutions du web seraient le produit de cette lutte entre classes. Et l’élément moteur de cette lutte serait à chercher du côté de la « libido » des groupes qui cherchent à s’exprimer. On a retrouvé sur un mur du sud de l’Europe (plus exactement dans une région qu’on appelait alors la Catalogne) : « ceux qui ont la parole et le temps de parler ne changent rien, ce sont ceux qui veulent les obtenir qui foutent la merde nécessaire aux transformations ».
Les différentes classes :
Les célébrités
La caractéristique la plus visible des célébrités sur les réseaux sociaux tels que les contemporains se les représentaient est l’anthropomorphisme : l’apparence physique des célébrités, leurs actions et leurs sentiments paraissent très proches de ceux qui en étaient les “fans” (sortes d’adorateurs compulsifs et mystiques). Le gossip de l’époque nous est parvenu grâce à un vaste ensemble de tweets dont les plus anciens sont ceux de Justin Bieber, un
chansonnier auquel on prêtait, à l’époque, un pouvoir magique sur la “jeunesse”. L’ensemble, très difficile d’accès, prend la forme d’un corpus textuel et iconographique composé de ce qui semble être des renseignements sur les « backstages » de certaines prestations musicales.
Les experts
Le terme d’expert désigne l’intermédiaire humain consulté par les journalistes sur des sujets déterminés et dans le respect absolu de rites et d’une liturgie (vouvoiement de rigueur, même entre intimes, respect de la règle qui veut qu’on place toujours l’expert en tiers objectif…). Parmi les témoignages les plus sûrs, nous avons ceux d’Etienne de Callataÿ, qui a assumé pendant trente ans la charge de prêtre du temple Banque Degroof. La compréhension de la signification des tweets demande parfois un apprentissage et nécessite, en général, une interprétation heuristique. Plusieurs historiens ont émis des hypothèses pour tenter de comprendre le rapport entretenu entre le savoir des experts et la réalité. Il semble que celui-ci n’ait jamais été d’ordre analytique mais qu’il soit plutôt de nature incantatoire, les experts énonçant tout simplement des prophéties auto-réalisatrices.
Plusieurs historiens ont émis des hypothèses pour tenter de comprendre le rapport entretenu entre le savoir des experts et la réalité. Il semble que celui-ci n’ait jamais été d’ordre analytique mais qu’il soit plutôt de nature incantatoire, les experts énonçant tout simplement des prophéties auto-réalisatrices
Les curateurs
Les curateurs pratiquent l’art du content curation, c’est-à-dire le filtrage critique d’un flux d’informations diffusé en temps réel. Le curateur était souvent un nerd chargé de la sélection et de la copie de tweets et de statuts Facebook. Il s’adonnait à cette occupation, qui constitue un travail long et minutieux, afin de rendre les informations recopiées accessibles à la poignée d’individus désintéressés par les vidéos de chats (LOLCat), un des nombreux animaux dont les attributs furent vénérés durant l’ère numérique. Les nerds curateurs apparaissaient ainsi comme de véritables professionnels dans la diffusion du savoir. Avec l’avènement des robots-journalistes, vers le milieu du XXIème siècle, le curateur tend peu à peu à disparaître.
Les activistes
Les activistes sont une classe de geeks principalement destinée à faire l’éloge des peuples amérindiens, des luttes contre les moyens de transport de masse ou des politiciens en campagne électorale. Sur les champs de bataille, ils utilisaient un armement très varié provenant d’ateliers chinois. Les activistes étaient généralement entraînés à manier le smartphone. Cette arme était généralement utilisée pour transmettre en direct les exactions de leurs adversaires. Le sous-groupe d’activistes qu’on nomme hackers tendait à porter la lutte dans le domaine de la réappropriation de l’usage des machines.
Les explorateurs
Équipés des plus récents navigateurs, les explorateurs découvrirent et colonisèrent des contrées numériques inconnues de la population facebookienne. Un petit nombre d’entre eux ne s’intéressait qu’à l’aspect technologique de la découverte du Web, mais le plus grand nombre y recherchait des avantages de toute nature : appât du gain, conversion des populations visitées… Certaines sources relatent la découverte d’un réseau social appelé MySpace. Reconnu aujourd’hui comme un mythe, l’histoire de MySpace a soulevé de nombreuses questions et de nombreux débats parmi les scientifiques – certains prétendant qu’il est peu probable qu’une structure réticulaire obtenant du succès puisse disparaître aussi rapidement, et d’autres affirmant qu’il s’agit là d’une caractéristique propre à une époque d’accélération non-maîtrisée.
Les conversationnalistes
Ils pratiquaient l’art de la conversation intelligente et constructive (voir “Troll”) sur les forums et les réseaux sociaux. Les plus braves d’entre eux ou les plus corrompus accédaient à la caste religieuse des “community managers”, une
société secrète pratiquant différentes formes de magie tel le “transmedia storytelling”.
Les journalistes
Avant la diffusion du robot-journalisme, l’information était officiellement produite par l’ancienne corporation gutemberguienne des journalistes. Des tensions éclataient parfois à l’intérieur de celle-ci, mais ceux qui suscitaient le trouble étaient rigoureusement mis « au placard ». Spécialisés dans la diffusion de missives portant des sceaux de type royal (Reuters, Afp, Belga), les journalistes promouvaient principalement la parole des experts et des célébrités. Durant la révolution numérique, lorsque la coalition des grands propriétaires des territoires numériques cédèrent dans la lutte qui les opposaient aux “pronétaires” et que les premiers dispositifs de financement mutuel apparurent, la corporation des journalistes (qui avait, après une épuration interne, rejoint la coalition des propriétaires) perdit beaucoup de son pouvoir d’influence. Elle ne réussit pas à s’adapter à cette nouvelle donne et fut finalement dissoute par une loi intitulée i-chapelier.