Qu’ont en commun l’astrophysicien Neil deGrasse Tyson, le joueur de basket Yao Ming, et le président des Etats-Unis Barack Obama ? A première vue, rien. Si ce n’est que tous les trois font partie du répertoire de mémes, ces drôles de phénomènes qui se propagent de manière virale sur la toile en accédant du même coup à une popularité mondiale.
Quand on dit méme, l’internaute moyen pense souvent à des images – “Fuck Yeah”, “troll” ou “forever alone” – mais il peut aussi s’agir de vidéos, d’hyperliens, de gifs 1, de sites internet, ou encore de hashtags 2. Peu importe le format, il s’agit de matériaux facilement transmissibles créés et diffusés par les internautes pour faire le buzz sur le web. Le terme fait référence à la théorie développée par Richard Dawkins 3. Selon celle-ci, le méme est une « unité d’information contenue dans un cerveau, échangeable au sein d’une société ». Il fonctionnerait comme une espèce de gène permettant l’évolution culturelle – en analogie avec la mutation génétique –, et sa survie serait liée à sa capacité à provoquer des imitations au sein de la société à travers une « communication virale ».
Le méme qui se répand sur Internet, comme celui dont parle Dawkins, se répand par imitation et rediffusion pour faire le buzz. Le changement essentiel réside dans le fait que la propagation opère au travers des réseaux sociaux, des blogs, des messageries instantanées, des médias d’information, ou carrément des sites spécialisés en mémes – la transmission ne s’effectue plus par un strict bouche à oreille.
Cependant, certains chercheurs se penchent sur la question du méme-Internet et proposent d’éviter un rapprochement entre les deux concepts. Henry Jenkins appelle à dépasser la métaphore biologique, qui induit par exemple l’usage du mot « viralité » pour penser la diffusion. Selon lui, cette terminologie donne l’illusion d’une possible maîtrise des flux, notamment par les publicitaires et les industries culturelles. Or, le fonctionnement en réseau des mémes aurait tendance à contredire cette croyance. En outre, les phénomènes étudiés sur Internet sont caractérisés par des capacités que les phénomènes étudiés par Dawkins ne reflètent pas. Il existe une liberté des internautes dans la reproduction qui ne colle pas avec la notion de « fidélité de copie » présente chez les méme-gènes. On observe aussi un certain usage qui consiste à « retourner le méme contre l’auteur » – notamment pour détruire une stratégie publicitaire qui espérait, justement, maîtriser les caractéristiques « virales » du produit.
D’autres chercheurs voient dans l’essai de Michel de Certeau, « L’invention du quotidien », une ébauche de description des mémes – au travers de son concept de « produit propre ». « À une production rationalisée, expansionniste, centralisée, spectaculaire et bruyante, fait face une production d’un type tout différent, qualifiée de “consommation”, qui a pour caractéristiques ses ruses, son effritement au gré des occasions, ses braconnages, sa clandestinité, son murmure inlassable, en somme une quasi-invisibilité puisqu’elle ne se signale guère par des produits propres (où en aurait-elle la place?) mais par un art d’utiliser ceux qui lui sont imposés. em>» 4 Le méme serait le vecteur d’une stratégie de réappropriation de l’espace public-culturel par les internautes, en marge du contenu diffusé par les « industries culturelles ».
Et dans cette perspective, l’humour, caractéristique commune aux mémes, constitue un des principaux facteurs de propagation sur la toile. Parmi les plus célèbres occurrences du genre, on signalera les “Chuck Norris facts” 5 et autres pensées du plus fameux des Texas Ranger (le tout pouvant être suivi avec le hastag correspondant sur Twitter), les vidéos qui se transmettent le plus souvent par Youtube comme le “Nyan Cat” 6 ou les nombreuses vidéos référencées en WTF ! Sans oublier les nombreuses BD qui s’inspirent des plus fastidieuses expériences de la vie en utilisant des figures stéréotypées, donc reconnaissables (“Derp” et “Derpina” pour les couples, “forever alone” pour les célibataires et les solitaires, ou encore le “gars qui mange des céréales” pour ceux qui ont toujours quelque chose à dire).
La croissance et l’influence du phénomène sur le web attire aussi l’attention des industries qui commencent à développer leurs propres mémes – l’idée, un classique du « marketing viral », consiste à utiliser gratuitement les réseaux des internautes pour faire la pub d’un produit. Il s’agit de contaminer les conversations numériques. Un exemple de cette stratégie de « mémisation » : Coca-Cola a utilisé des images filmées par des caméras de surveillance (pour montrer la bonne volonté de l’humanité) et termine son spot par deux personnes en train de boire… un Coca. Cette vidéo a fait le tour de la toile en quelques heures sans que personne s’étonne de son contenu publicitaire.
Mais pas d’inquiétude, la plupart des mémes continuent d’être créés par des internautes et deviennent de plus en plus sophistiqués – avec des contenus davantage intellectuels et philosophiques. Mais toujours avec de l’humour. Cette capacité de diffusion et de création en toute horizontalité et « par le bas » n’a sans doute pas fini de fasciner les chercheurs et de susciter les fantasmes des publicitaires.
Notes:
- Type de format d’image graphique très répandu sur Internet car les internautes n’ont pas besoin d’une licence pour son usage. ↩
- Il s’agit d’un marqueur de métadonnées qui facilite la recherche d’un mot sur les réseaux. Il se présente sous la forme d’un signe typographique en croisillon “#” suivi d’un mot ou d’une phrase, souvent utilisé sur les réseaux sociaux, notamment twitter, tumblr ou google+. ↩
- Richard Dawkins, “Le gène égoïste”, Odile Jacob, 2003 ↩
- Michel de Certeau, “L’invention du quotidien”, Arts de faire, Gallimard, 1990, p. 53. ↩
- Les Chuck Norris Facts sont des faits que l’on attribue à l’acteur Chuck Norris et qui font allusion à sa virilité, sa force et de ses méthodes radicales pour résoudre des problèmes. Exemple : Chuck Norris a déjà compté jusqu’à l’infini. Deux fois. ↩
- Le Nyan Cat est un méme internet en forme de gif animé, où un chat volant avec le corps de pop-tart laisse sur son passage une trace d’arc-en-ciel. ↩