XXI, cet ovni de la presse française

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En 2008, Patrick de Saint-Exupéry, reporter pour Le Figaro, et Laurent Beccaria, directeur des éditions Les Arènes, lancent une revue appelée XXI sans étude marketing ni publicité. Leur objectif : remettre à l’honneur le grand reportage. XXI allie l’expérience de l’édition et celle du journalisme de terrain. Soixante-quatre mille exemplaires sont distribués tous les trois mois dans des centaines de librairies, au prix de 15,5 euros. Une goutte d’eau à l’échelle du secteur. Mais, très vite, un phénomène dont tout le monde va parler.

p41venizia_newspaperL’histoire d’un succès

Nous avons rencontré Patrick de Saint-Exupéry dans son bureau, à Paris. Aimable, serein, fier, il a accepté de tenter d’expliquer avec nous pourquoi XXI constitue un tel succès, commercial et professionnel. « Lorsqu’on est sur une lecture a posteriori, le succès apparaît inéluctable. Maintenant, la veille du lancement, on était terrifiés. On savait très bien qu’il y avait une chance que ça marche, sinon on ne l’aurait pas fait, mais on savait aussi qu’on pouvait complètement aller dans le mur. Alors, après, quand on demande d’expliquer le succès… il n’y a pas de recette miracle, il n’y a pas de trucs qui font que… Il y a une conviction qui est très simple et qui est forte, c’est qu’on raconte des histoires, on travaille sur la narration. La narration, c’est quelque chose qui permet de se positionner dans le monde tel qu’il est. C’est ce qui donne matière à réfléchir. C’est un retour au réel. Et nous pensons que c’est extrêmement fort. Que c’est une nécessité. »

XXI sort du champ classique des magazines ou de la presse en général, pour revenir au journalisme « d’autrefois ». Ils ont osé l’originalité. Chez les auteurs et illustrateurs interrogés sur la revue, certains qualificatifs reviennent souvent : « apolitique », « neutralité », « des histoires », « du long », « indépendante », « qualité », « humain », « sérieux », « originale ». XXI a réussi son pari : se vendre, sans publicité et sans jamais se retrouver dans le rouge financièrement. Lecteurs et abonnés ne cessent d’augmenter. Étonnant, dans une France qui fait de moins en moins confiance à ses journalistes, dans un secteur « en crise », où la question de la valeur marchande de l’information apparaît comme centrale.

« Au final, dès que XXI a existé, dès le numéro un, et depuis le numéro un, on n’a jamais eu un lecteur qui nous ait dit : “15,5 euros c’est trop cher”. Est-ce que 15,5 euros c’est cher ou non ? Non, c’est une valeur d’échange. C’est-à-dire “est-ce que vous en avez envie ou non ?” C’est ça la vraie question. »

Dans l’éditorial du numéro 16, Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria évoquent la fin des mass media. Il ne faut plus chercher à toucher tout le monde, tout le temps. L’audience n’a, pour eux, plus de sens. Un numéro de XXI doit se vendre à quarante mille exemplaires pour rembourser tous les frais de publication. Toutes les ventes supplémentaires représentent un bénéfice pour l’entreprise. Or, l’objectif de XXI n’est pas de générer des profits, et la revue se porte mieux qu’un site web visité par des millions de visiteurs.

« Les mass media, c’est quoi ? C’est un chapitre dans l’histoire de la presse. Ce n’est pas parce qu’il y a cinquante ans de mass media qu’ils sont l’avenir du monde. S’ils disparaissent, c’est soi disant la fin du journalisme et de la presse. Ça veut peut-être dire simplement qu’il faut réfléchir sur d’autres principes de postulat, et essayer de réinventer quelque chose, de travailler sur d’autres univers, d’autres modèles, formules, appelez-ça comme vous voulez. Chacun va picorer en fonction de ce qui lui plaît. La difficulté,
c’est qu’on sent cette fragmentation générale. C’est pareil pour la radio, et c’est pareil, en même temps, pour le papier. Maintenant, à chacun de réfléchir. 
»

Comme tout succès, XXI fait des émules. Depuis 2008, des dizaines de nouvelles créations naissent et tentent de suivre ses traces : Usbek & Rica, Feuilleton, Ithaque, Muze, Alibi, Nouveau Projet (au Québec). Pourtant, aucune de ces publications ne semble trouver sa propre niche – et se limite à tenter de squatter celle leur modèle. Car si ce dernier peut compter sur ses fidèles lecteurs, ce public, prêt à dépenser 15 euros, ne semble pas extensible. C’est pourquoi le challenge de la presse papier demeure l’innovation. XXI existe désormais, il faut créer encore autre chose.

L’ouvrage collectif « Nature et transformation du journalisme » rappelle que le journalisme est en constante évolution : « Un média n’est pas un objet discret, fini, mais un phénomène en définition progressive ; toutes ses propriétés ne lui sont pas données une fois pour toutes, mais se déploient dans le temps et dans l’espace. »

Aujourd’hui, les médias s’affrontent sur le terrain du « vrai » journalisme. Avec l’essor d’Internet et des gratuits, la définition du métier se trouve mise en question. Ces préoccupations sont liées à celles de la légitimité et de la fiabilité de ceux qui écrivent.

Internet a aussi provoqué un élan de « protestation » qui s’est traduit par des prises de position en faveur d’un journalisme plus « lent » et plus « sérieux ». Le papier et le reportage vont de pair. Ils incarnent le journalisme en voie de disparition, celui d’Albert Londres et de Robert Capa, celui qui vous emmène sur des territoires inconnus et qui vous raconte des histoires inédites.

Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria ont su trouver leur voie dans un contexte que l’on pensait défavorable. Ils ont ouvert une brèche dans le mur de la rentabilité fondé sur la masse produite : la qualité peut aussi être rentable.

Manifestez-vous

À l’occasion de leur cinquième anniversaire (en janvier 2013), XXI a choisi de publier son manifeste: un livret de vingt pages encarté dans le 21e numéro de la revue. Un lecteur a timidement osé demander sur leur site internet s’il était possible d’avoir une version numérique téléchargeable. La réponse est claire : « Bonjour, des versions numériques de XXI ou de son manifeste ne sont pas à l’ordre du jour. En revanche, plusieurs textes de la revue seront bientôt accessibles en récits audio. » Cette réponse révèle la position idéologique qui se cache derrière cette apparente « aventure humaine » au nom du journalisme : rien n’est gratuit, il faut l’acheter pour le lire.

Mis à part les constats sur la situation de la presse, assez partagés, Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry font un peu dans la provoc’ sans trop se mouiller. Certains sont montés sur leurs grands chevaux, comme Pierre Haski, rédacteur en chef de Rue89, parce qu’ils ont osé remettre en question la « révolution numérique ». Or, XXI n’a jamais nié le fait qu’Internet était un outil formidable. Les deux fondateurs affirment simplement que le métier de journaliste est en perte d’âme à trop vouloir contenter les annonceurs et les buzzeurs : « le support dépend du projet, il ne lui préexiste pas. »

Même si une minorité l’encense, la presse francophone, piquée au vif, pleurniche sur ce manifeste, trop fière pour oser dire qu’elle aurait pu se tromper avec ses app’, ses tablettes et ses clics. Et puis XXI, avec son air de premier d’une classe en échec, ne peut qu’énerver. Ils ont dit non à la publicité pour vendre un produit cher à des lecteurs qui lui restent fidèles, en comptant seulement sur le bouche à oreille et sur leur carnet d’adresses. Mais si XXI a eu autant de succès, c’est bien parce qu’ils avaient tous les ingrédients : des talents – et non pas un seul talent – de l’expérience – et donc du savoir faire –l’entregent des dirigeants, des moyens financiers, un réseau de libraires, la confiance entre
les divers intervenants…

XXI n’est pas – et ne peut pas être – un modèle. D’ailleurs, ce n’est pas ce qui est écrit dans le manifeste, contrairement à ce que certains ont pu croire. Son succès démontre simplement qu’à force de prendre les lecteurs pour des cons(ommateurs), le contenu s’appauvrit et les titres disparaissent, faute d’acheteurs.

Non, XXI ne revendique pas une presse uniquement sur papier et trimestrielle. Oui, l’offre doit rester diversifiée. Oui, le monde doit rester informé chaque jour. Non, l’AFP ou Belga ne doivent pas arrêter de diffuser des dépêches. Non, toute la presse ne doit pas devenir exclusivement payante (XXI a d’ailleurs un site internet gratuit où sont mis en ligne des reportages inédits). Oui, il faut renvoyer les journalistes sur le terrain (précisons tout de même qu’un mauvais journaliste derrière un ordinateur reste mauvais, même sur le terrain.)

Ce manifeste reprend finalement ce que Patrick de Saint-Exupéry répète depuis cinq ans dans toutes les interviews qu’il a pu donner. Mais il pointe bien du doigt le lien étroit entre journalisme et communication : il s’agit de deux métiers complètement différents (ou du moins censés l’être).

Mais dans le monde merveilleux de XXI, où les journalistes font enfin leur boulot, écrivent avec passion, partent sur le terrain et reviennent avec des histoires extraordinaires, on oublie peut-être un peu trop que tout cela repose sur un système précaire : celui des pigistes. Sans doute était-ce le point le plus important à aborder, mais ils sont nombreux à être passés à côté. L’information doit être payante pour pouvoir payer décemment les journalistes. L’équation est aussi simple que ça.

Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria dénoncent aussi l’ « entre-soi », « la plaie de la presse », comme l’avait fait avant eux Serge Halimi dans son ouvrage « Les Nouveaux chiens de garde ». Ils oublient là encore que leur réussite repose aussi sur un entre-soi – certes différent, puisque c’est celui de l’édition et pas des journalistes –, mais révélateur d’un réseau qu’il est bien difficile de pénétrer lorsqu’on n’a pas de nom ou de « connaissances ».

Après la lecture de ce fameux manifeste, c’est à se demander si les commentateurs enragés ont bien lu le même texte que nous : il y a des terrains où certains journalistes ne sont pas prêts d’aller, comme lire un long texte avant d’en parler. Car voilà ce qu’il fallait retenir de ce texte : « Être utile, désirable et nécessaire, voilà le seul modèle économique qui vaille. Il est vieux comme le monde et le commerce. »

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