« Ce dont les médias ont besoin actuellement, c’est de chair. Pour que les médias reviennent à la vie, ils n’ont pas d’autre choix que de redevenir des êtres vivants. » 1 Fichtre… comment dire mieux ? Pour autant, accroché à mon clavier, essayant péniblement d’égayer le site du journal qui me paye, étouffé par les tweets, clips, buzz, dépêches, vidéos, commentaires en retard et encore à traiter, je ne vois pas bien comment faire.
Mon boulot est pourtant bien simple, et bien fidèle à l’histoire de la presse : faire des clics comme hier on vendait des numéros. L’encart publicitaire est un dictateur qui a soif d’être vu, rien ne change sous le soleil. Quoique…
On l’a dit, on le sait, on le répète, internet est arrivé tel un tsunami violent pour disperser les feuilles de nos vieux amis les journaux. Les lecteurs en ont perdu le fil et les journalistes leur stylo et leurs collègues (la crise économique n’a rien arrangé, saupoudrant l’actualité de ses funestes restructurations).
Du coup, si le boulot des anciens était celui du grand air, la vie d’un journaliste web (ce qui à quelques exceptions près relèvera très bientôt du pléonasme) se résume à l’abîme d’un écran, aux cascades de dépêches, aux buzz à mettre en scène, pour laisser dans son sillage une poignée d’articles inertes, vides et futiles. Notre boulot, finalement, est un peu celui du baroudeur du Tour de France qui remonte quelques bidons à ses ténors, puis qui lutte pour rester dans les temps, le nez dans le guidon.
Notre boulot, finalement, est un peu celui du baroudeur du Tour de France qui remonte quelques bidons à ses ténors, puis qui lutte pour rester dans les temps, le nez dans le guidon
Le journaliste aujourd’hui « agrège, trie, commente et nourrit la conversation » analysent avec justesse Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry.
« Un nouveau métier se dessine qui pourrait se nommer “technicien de l’information”. Écriture calibrée, dupliquée, formatée ; triomphe des opinions changeantes et du buzz ; confusion avec la communication, marketing à tous les étages : la technique est omniprésente et contraignante. Dans les logiciels de rédaction, on n’écrit plus un article, on crée un objet. Tout est dit. » 2
En de nombreux mois d’expérience assidue du métier, je ne me suis encore jamais levé de ma chaise, mes plus grands exercices d’investigation se résumant à donner quelques coups de fil pour nourrir une info quand le temps me le permettait. La journée du technicien que je suis devenu reste majoritairement occupée par des dépêches à mettre en ligne (que nous relisons à peine), et par la recherche de l’un ou l’autre article à réécrire, traitant de je ne sais quelle personnalité « à clic », ou de je ne sais quelle insolite étude, menée par de pseudos scientifiques au fin fond d’une université inconnue 3, qui égayera, demain matin, la conversation devant la machine à café.
En toute sincérité, la faute n’est pas à imputer à nos rédacteurs en chef. Ceux-ci, de même que les journalistes et les lecteurs, ne sont pas plus idiots qu’avant. Le journalisme s’est juste fourré au fil de son histoire dans un modèle économique qui ne lui convient pas et qui, aujourd’hui en crise, le dénature et essaye de le faire plier pour qu’il contribue à le sauver 4.
La question qu’il nous reste dès lors à poser est de se demander si nos sites d’infos généralistes en Belgique répondent à ce que devrait être le journalisme. Plus que jamais, on le sait, cette profession est essentielle dans notre univers sur-informé. Pourtant, si nous, journalistes web, pouvons encore plus ou moins hiérarchiser l’information en jouant avec la structure des sites (hiérarchie que la dictature du clic mettra très vite à mal – vous imaginez bien que les dernières frasques d’un chanteur en mal de reconnaissance sont bien plus importantes que les quelques dizaines de morts qui s’entassent aujourd’hui encore dans un coin de la Syrie), nous ne pouvons plus répondre à ce qui fait l’essence du métier : enquêter pour apporter une info inédite, lever la tête du guidon pour regarder le paysage et témoigner d’un reportage éclairant. Analyser et mettre en perspective. Contribuer à l’essor de la démocratie, permettre à chacun « de comprendre, d’être libres et autonomes dans [ses] choix » 5, voilà ce qui est indispensable au journalisme et ce à quoi justement il ne peut plus répondre actuellement, faute de moyens.
Aujourd’hui, quiconque qui tombe sur un site d’info réputé sérieux ne se retrouvera qu’en face d’une espèce de fast-food qui lui fournira les mêmes dépêches prédigérées que partout ailleurs ; un amoncellement d’articles mal structuré ; un work in progress éternel qui crache son actu et ne donne aucun moment de répit à l’esprit qui souhaite s’arrêter sur les mots et trouver du sens au milieu de l’info qui le percute de tous côtés.
Personne ne connaît la solution mais restons attentifs. Comme le soulignait encore XXI, la presse ne peut plus courir derrière le web qui ne sait pas lui même où il va. Il revient aux journalistes et aux rédactions de rebâtir, en fonction des réalités nouvelles, le sens de leur métier, en se focalisant uniquement sur ses fondements. Les seuls qui en ont eu l’audace ont pu se différencier et renouer avec l’équilibre financier 6.
Si les temps sont durs, les énergies sont toujours là, au pire se sont-elles dissipées. Je croise tous les jours des journalistes, jeunes ou moins jeunes, qui regrettent ce qu’est devenu leur métier et je découvre souvent des initiatives qui tentent de redresser la barre 7, sans pour autant que cela soit suffisant pour restituer au métier sa véritable identité.
Redonner de la chair à notre métier.
Repartir sur les routes pour regarder le paysage que l’on a oublié et offrir aux lecteurs la perspective d’un monde infini, de l’enthousiasme face à une terre qui croule sous les défis, la misère et les injustices, mais qui ne cesse malgré tout, de par ses habitants et leurs initiatives, d’être une révérence à la beauté et à l’humanité. Témoigner, affirmer que l’on n’a jamais fini de comprendre, de progresser, de découvrir, de devenir : voilà pourquoi la profession subsistera et qu’un jour, nous serons journalistes.
Un technicien de l’information (bien connu de la rédaction)
Notes:
- Uchida Tatsuru dans le supplément Zoom Japon, cité par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry dans leur Manifeste XXI. Un autre journalisme est possible. ↩
- Manifeste XXI. Un autre journalisme est possible. Par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry. ↩
- Kristen-stewart-seins-nus-consulte-son-iphone-5-qui-merde-à-
cause-de-Free.html Voilà l’exemple d’un titre et d’un article qui va marcher tout en draguant les algorithmes de Google (Exemple de titre tiré du blog http://journalismewebftw.wordpress.com/ et de son excellent article « Je n’avais pas signé pour ce journalisme web » daté du 10 janvier 2012). ↩ - Le manifeste de la revue XXI qui rappelle que pour parvenir « à se financer uniquement sur le Net sans dégager un seul dollar de bénéfice, une rédaction de la taille de celle du New York Times devrait égaler l’audience de Google. La barre est infranchissable. » ↩
- « Médiapart, laboratoire d’une presse citoyenne », entretien avec Edwy Plenel par Michel Butel dans L’impossible, n°4, juin 2012. ↩
- XXI ou Médiapart sont deux de ces exemples. ↩
- Pour leur rendre justice, pensons au nouveau « 17h » du Soir.be qui essaye de prendre un moment de répit et de pause pour offrir un produit fini et faire le point sur la journée avec ses lecteurs. Pensons à l’invité du samedi de LaLibre.be qui offre un regard original et moins instantané sur l’actu, pensons aux bourses fournies par l’AJP et son Fonds pour le journalisme… ↩