Journaliste pigiste : un métier prenant, indépendant, vivant… et rarement très lucratif. Ce n’est pas qu’on souhaiterait faire fortune. Bien au contraire, beaucoup se contenteraient déjà de caser leurs piges. Rentrer dans ses frais est un défi. Je fais précisément partie de cette catégorie socioprofessionnelle. Récemment, j’ai décidé de tenter une expérience de rédactrice de contenu Web – histoire de découvrir l’envers du décor et de côtoyer les auteurs du meilleur comme du pire d’Internet. Et, surtout, d’arrondir rapidement mes fins de mois sans me retrouver trop impliquée dans une fonction.
Après un rapide tour des sites existants, je me suis arrêtée sur Textbroker.fr. Il s’agit d’une des plateformes de mise en relation de rédacteurs et d’éditeurs parmi les plus célèbres. Des clients y postent des descriptifs d’articles dont ils ont besoin. Les rédacteurs inscrits ont accès à la liste de ces commandes et peuvent choisir celles qui les intéressent. Il leur suffit alors de la remplir et de l’envoyer. Après réception, le client paie son dû à la plateforme qui, à son tour, rémunère le rédacteur. Pour tester le secteur, le choix m’a semblé pratique : tout se passe en français, il n’y a pas besoin de compte Paypal ni de compte bancaire français et, enfin, il n’est pas nécessaire de postuler à chaque nouvelle contribution.
Seule étape préalable à la prise de commandes : la rédaction d’un texte « test » de cinquante mots. Une sorte d’entretien d’embauche à l’ère de la production télématique. Il s’agit de déterminer le niveau rédactionnel de l’auteur sur une échelle de deux à cinq étoiles. Meilleur il est, plus il a accès à des commandes qui rapportent. Au fil de ses collaborations il peut gagner ou perdre des étoiles. « Textbroker contrôle la qualité. […] Nous sommes en effet le seul fournisseur de contenu à disposer d’une équipe d’éditeurs relisant chaque texte soumis par les auteurs de la plateforme » 1. Enfin, ça, c’est ce que dit la campagne de communication du site. La réalité expérimentale marche autrement : après avoir fourni du contenu pendant un mois, seul mon article test et ma première contribution ont été évalués.
Le règne des moteurs de recherche
Premier constat une fois que l’accès aux commandes m’est accordé : il y en a énormément! Plus de cinq cents, tous niveaux confondus. Chouette alors, plein de boulot! Puis, j’ai lu les descriptifs…
Quand on vous dit que le titre de votre article devra être « Prix construction garage bois » 2 vous avez déjà compris que vous travaillerez d’avantage pour le référencement Google que pour la beauté du langage. D’ailleurs, fréquemment, il est clairement demandé que l’article soit optimisé SEO. Comprenez « Search engine optimisation » (optimisation pour les engins de recherche). En d’autres termes, ce n’est pas la qualité du contenu qui prime, mais son formatage pour le web : le texte devra être intéressant, mais surtout comprendre des mots-clés qui pousseront les moteurs de recherche (comme le dieu Google) à le valoriser. Ainsi, un texte qui répète beaucoup les termes « école à Liège » sera fréquemment suggéré aux internautes qui cherchent des écoles dans la principauté. Les clients ont donc souvent des exigences claires en matière de mots-clés. Dans certains cas, c’est presque caricatural : essayez donc de caser un mot-clé comme « bus Bruxelles gare » au minimum trois fois dans un texte de cent mots. Et sans le scinder par
des mots tels « et », « à » ou « la » : la séquence de mots doit être placée telle qu’énoncée dans le texte, sinon c’est trop facile.
Un aperçu de la valeur des mots sur Internet
Le problème n’est, selon moi, pas le système SEO lui-même, mais plutôt la valeur de l’information qu’il induit. Un vocable ne joue plus le rôle d’outil de construction d’un message ou, a fortiori, d’une pensée. Il se limite souvent à permettre du remplissage dans une stratégie de placement de mots-clés. L’ « article » qu’il compose n’est qu’un objet creux ; l’information qu’il transmet, un support pour référencement. Faire passer la pub pour de l’info n’est, certes, rien de bien nouveau.
La pratique évoque directement celle des publi-reportages qu’on voit notamment dans les magazines
Le système SEO n’est pas le seul en cause dans l’émergence de cette nouvelle valeur de l’information. Certaines commandes lui échappent mais ne sont pas pour autant plus réjouissantes déontologiquement parlant. J’ai ainsi vu passer des commandes où le travail consistait à réécrire un texte déjà rédigé ailleurs. À s’attribuer le travail de recherche mené par un autre auteur, en d’autres termes.
Toutes les commandes que relaie Textbroker ne sont, fort heureusement, pas du même ressort. J’ai ainsi plusieurs fois eu l’impression de réellement aider des entreprises dans leur communication, en corrigeant par exemple la syntaxe de textes existants. Mais il m’a auparavant fallu balader mon curseur sur de nombreuses offres que j’ai trouvées déprimantes pour quiconque s’interroge sur la valeur de l’information 2.0. Et ce de deux manières. D’un point de vue économique, d’abord, le travail de la langue semble considéré comme ne valant pas plus de quelques euros. Pourquoi engager un professionnel de la communication qui prendra soin de peaufiner son travail alors qu’on peut se contenter de donner quelques piécettes à un inconnu pour qu’il gribouille quelque chose de valable? D’un point de vue journalistique et communicationnel, ensuite. Cette petite expérience m’a fait réaliser à quel point il était courant que l’information ne soit pas une fin en soi, mais uniquement le support d’autre chose, d’un destin jugé plus important : faire apparaître son site dans les premiers résultats de Google. Elle est belle l’information 2.0 !
L’Employée du Mois
Notes:
- Extrait du matériel promotionnel du site. ↩
- Titre modifié pour des questions de confidentialité mais similaire à des exemples rencontrés. Il en va de même pour les exemples suivants. ↩
- Tarif pour les commandes 4 étoiles, soit les plus fréquentes. Notez qu’il n’y a presque pas d’auteurs ni de commandes 5 étoiles. ↩