La Wallifornie, territoire mythique

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Tout serait parti d’une blague, d’un mot d’esprit. Il s’agissait de nommer les miracles économiques qui se seraient accomplis, fin des années 80’, dans les zonings du Brabant wallon. Les lieux ressemblaient sans doute davantage à une banlieue industrielle de l’Allemagne de l’est, mais fusionner la Wallonie avec la Californie : quelle idée de génie ! D’ailleurs, celui qui l’a eue n’en est pas peu fier, puisqu’il n’hésite pas à la présenter comme une anticipation du Plan Marshall. Un peu comme si, en dessinant une carte de géographie imaginaire, on avait ouvert la voie à l’élaboration d’un plan de relance.

wallifornie-bicro3Wallifornie : territoire et néologisme

Un article de 1989 publié dans Le Soir nous laisse supposer que l’appellation a déjà pris place dans les esprits. Le texte a pour titre : « La CSC et le mythe de la Wallifornie ». Pour les jeunes du syndicat chrétien qui témoignaient à l’époque, le Brabant Wallon n’est pas « cette petite “Wallifornie” qu’on nous décrit ». La région se porte bien, certes, mais en excluant un grand nombre de jeunes : « les jeunes en difficulté d’emploi en ont marre d’être les dindons de la farce appelée “Wallifornie”. » Le terme semble déjà prêter à la critique.

L’histoire de la Wallifornie ne remonte pas beaucoup plus loin. Ce territoire fut apparemment fondé en 1986, date à laquelle Melchior Wathelet (Ministre Président de la région wallonne à l’époque) et Gilles de Kerchove (chef de cabinet du vice-premier ministre) rêvent de progrès et d’essor pour la Wallonie : « On avait lancé le concept de « Wallifornie ». À l’époque, cela faisait rire, mais c’était un plan Marshall quinze ans avant l’heure. » 1 L’idée d’alors était de prendre un certain essor socio-économique, perceptible dans le Brabant Wallon (BW), comme modèle de développement.

Et d’une certaine manière, le coup de comm’ va fonctionner. En 1993, dans un autre article du journal Le Soir, le terme figure sans guillemets : « Une Wallifornie souvent jalousée, mais un chômage en augmentation ». On y parle de l’arrondissement de Nivelles, considéré alors comme un « pôle européen d’attraction et de développement économiques », grâce notamment au “zoning”.

Le nom continue de circuler. En 2004, dans un article de la DH, Serge Verhaegen, patron de Bedimmo et à l’époque président de l’Association des entreprises de Wavre, qualifiait celle-ci de « Wallifornie » : « Je sais que pour beaucoup, cette appellation a un côté péjoratif, mais c’est pourtant bien ce qui qualifie la cité du Maca. C’est une ville qui attire des entreprises de pointe dans les nouvelles technologies, mais qui montre aussi l’exemple. Il faut tout de même rappeler que la carte Proton, que tout le monde connaît aujourd’hui, a été lancée à Wavre. » Ce territoire mystérieux commence à prendre forme, alliant réussite entrepreneuriale et création technologique – et dont la carte Proton pourrait être le symbole. On nage en plein dans la mythologie d’une Californie de carte postale, entre Beverly Hills – pour l’immobilier – et la Silicon Valley – pour la production.

Sauf qu’apparemment, rien ne vaut la Silicon Valley, la vraie. Xavier Damman, diplômé de l’UCL – un vrai wallifornien, donc – s’est d’ailleurs exilé en 2009 en Californie afin d’y développer son idée qui deviendra un succès de l’industrie numérique : Storify. Il explique à la RTBF en 2011 : « j’ai essayé de lever de l’argent en Belgique et à Paris, mais en vain. J’ai alors déménagé à San Francisco pour développer l’idée ». Le rêve américain, la réalité belge.
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Peu importe, en 2008, la Wallifornie est toujours là, mais toujours contrastée. La Libre titre « La “Wallifornie” a deux visages ». Les syndicats CSC et FGTB racontent qu’ils reconnaissent le développement et la réussite économiques du Brabant Wallon, mais ajoutent que le fossé des revenus entre les générations ne cesse de se creuser. Les écarts entre hauts et bas revenus y sont plus importants qu’ailleurs en Wallonie. Selon eux, le Brabant Wallon « exporte la précarité », notamment par l’augmentation du prix des logements.

Récemment, l’implantation de la Wallifornie a même fait débat. Le Hainaut, ayant repris la main comme pôle d’attraction wallon des investissements étrangers – en captant 50% des huit milliards d’euros investis dans la région depuis 2000 2 – pourrait contester la dénomination au BéWé. La région liégeoise, elle, n’a rien à dire dans cette histoire : en termes d’investissements, elle baisse, faute de terrains disponibles – le genre de détail qui n’attire pas les capitaux.

Mythologie politique

La Wallifornie, on en parle depuis le milieu des années 80’, mais personne ne la définit vraiment. Le mot est utilisé dans différents contextes mais n’a jamais correspondu à une seule vision. Comment alors faire l’histoire de quelque chose qui n’existe pas vraiment ? Comment se référer à quelque chose qui n’a aucune véritable consistance ? On l’entend, on l’assimile et on l’interprète comme on veut : tantôt Brabant Wallon, tantôt Hainaut, tantôt LosAngeLiège. Là réside sans doute tout l’art magique de la communication politique : lâcher au beau milieu d’une langue des termes fourre-tout – qu’un peu tout le monde pourra s’approprier à sa guise.

Tout aussi géographiquement imprécis qu’il soit, le terme Wallifornie n’en est pas moins fortement chargé politiquement. Que signifie l’usage d’un imaginaire de ce genre pour nommer un territoire ? Au-delà de la blague, il y a la vision – le « concept » véhicule un véritable projet de société.

Appréhender l’histoire de la Wallifornie de manière narrative plutôt qu’économique semble dès lors beaucoup plus approprié. Et sérieux. On remarquera alors qu’au beau milieu de la crise des années 80’ 3, lors d’une sorte de brainstorming, un conseiller du ministre-président wallon de l’époque propose de transformer l’image de la région, de la booster, en branchant directement celle-ci sur le mythe californien. La fusion lexicale doit rapatrier toute la puissance du rêve américain façon west coast : la classe des stars de Hollywood, le génie créatif des patrons de start-up qui gonfleront bientôt la bulle du Nasdaq et l’esprit d’entreprendre – mais sous le soleil permanent, le surf et les décapotables.

Créer la Wallifornie, c’est réussir à imaginer en un mot le territoire que le Plan Marshall 2.vert prétend (quand même un peu) se charger de construire. Une opération de communication, donc, et aussi une prophétie auto-réalisatrice. Il s’agit d’appeler de ces vœux l’avènement de la Wallonie dont rêvent au moins les ministres, leurs conseillers et les chefs de petites et moyennes entreprises dans le vent.

Le terme Wallifornie opère une simplification excessive d’une réalité qui, elle, demeure complexe. Il écarte toutes les histoires qu’il ne veut pas entendre, toutes les vies qui ne brillent pas comme dans ses rêves. Et brode un récit autour de quelques cas, certes existants, mais complètement montés en épingle. Le Wallifornien se sentira investi d’un sentiment nationaliste, voire identitaire, qui stigmatise l’autre – par exemple, ceux qu’il désigne comme barakies et dont il dénonce de manière virulente la tendance à se comporter comme des assistés sociaux. Celui qui ne participe pas à l’effort nécessaire de redressement régional est forcément exclu.

Le promoteur de la
Wallifornie, souvent entrepreneur ou homme politique, est un habile manipulateur des techniques rhétoriques les plus subtiles : il admet toujours une dose d’imperfection dans la réalisation de son projet de société. Son discours favori : « De nombreuses choses restent à faire, mais nous demeurons sur la bonne voie : continuons comme cela ». Si problèmes il y a, il ne saurait s’agir que d’une question de temps ou d’implication majeure pour les voir bientôt résolus.

Le grand détournement

Vu des bassins industriels de Liège et de Charleroi, en pleine déliquescence socio-économique, ce genre de propos prête, au mieux, à une franche rigolade. Un rappeur carolo nommé “Sopranal” ne s’y est pas trompé : dans le clip de leur imparable « Everyday j’kette Jocelyne », il trace la cartographie d’une Wallifornie un peu moins onirique. De rudes gaillards, la tête visiblement démontée à la Leffe, se promènent à proximité d’un Colruyt dans une Audi 100 des années 80’. Et si ces gens-là parlent à leur femme, c’est pour leur dire « ferme ta gueule et fais-moi à magni ».

Dans une sorte de climax, le leader de la formation forme un W avec les doigts de sa main et étale son propre (contre-)projet de société : « Wa-wa-wallifornie, frites, frites, fricadelles ». Certes, nous sommes bien loin des winners du BéWé ! Ici, pas question d’être attractifs pour les capitaux étrangers désireux d’investir dans un pôle de compétitivité. L’identité wallonne se redéfinit à travers un côté hype et branché dans un mélange de contre- et sous-culture à la sauce cocktail. Graffeurs, rappeurs et designers s’emparent de la Wallifornie, la vident de son sens, et proposent leur propre modèle de développement.

Car la Wallonie semble encore manquer d’une politique industrielle opérante – et on peut lui certifier qu’elle ne la trouvera jamais dans une mythologie bricolée autour d’une poignée de success stories pseudo légendaires. Au vu des derniers événements (fermeture de Mittal), il y a comme une urgence narrative qui s’impose : il faudrait peut-être arrêter de nous raconter des histoires à dormir debout.

 

Notes:

  1. Voir https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc-arec/documents/Lv173_1_20.pdf
  2. D’après le rapport du bureau Ernst & Young de 2011. Notons tout de même que les entreprises flamandes et bruxelloises sont comptées dans les entreprises étrangères (logique).
  3. Oui, à l’époque aussi, c’était la crise.
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