Circulez librement mais pas trop

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L’espace Schengen visait à dépasser les « vieilles » limites nationales et à abattre les frontières intérieures de l’Union Européenne tout en renforçant les confins extérieurs de celle-ci. Il s’agissait de permettre cette mythique libre circulation des personnes – et de rendre possible l’installation des citoyens européens partout dans l’Union. Loin de ce plan initial, quelques années plus tard, on trouve des parcours de femmes et d’hommes : tranches de vie de trois « communautaires » exilés en Belgique pris dans les rouages de la machine.

circulation1En 1985, cinq États signent la première convention de Schengen. Une dizaine d’années plus tard, avec le Traité d’Amsterdam, l’espace Schengen sera institutionnalisé et élargi à d’autres pays membres de l’UE. En 2007, avec le Traité de Lisbonne, l’harmonisation communautaire est mise en avant. On note aussi un renforcement de la coopération policière et judiciaire (droit de poursuite, observation transfrontalière). Le Système d’Infor-mation Schengen voit le jour. Aujourd’hui, cet espace compte vingt-six États membres. L’espace Schengen vise à permettre la libre circulation et installation des citoyens européens. Toutefois, cet espace de « liberté » peut être suspendu pour trois raisons : la sécurité, la santé et l’ordre publics. Ce fut d’ailleurs le cas lors des contre-sommets altermondialistes contre le G8 ou l’OTAN, lors de la coupe du monde en 2006 en Allemagne, ou encore lors de « diatribes » entre États membres, comme fut le cas entre la France et l’Italie en 2011 1.

Bref, si vous êtes en possession d’un document d’identification valide, vous pouvez vous poser trois mois n’importe où dans l’Espace Shengen. Mais à partir du troisième mois, le citoyen européen doit se soumettre à certaines conditions : soit être salarié ou indépendant, soit être étudiant et/ou disposer de « ressources suffisantes » ainsi que d’une assurance maladie, soit faire partie de la famille d’un citoyen de l’UE qui rentre dans les catégories précitées 2.

Vous avez dit « charge déraisonnable »?

Autrement dit, il ne faut pas être soupçonné de pouvoir peser sur le welfare state du pays accueillant. Dans le cas contraire, au bout d’un trimestre, il faudra rentrer chez soi. Et si un ressortissant communautaire réussit à obtenir un permis de séjour valable cinq ans mais que, pendant ce temps, il devient une « charge déraisonnable » pour le pays hôte, son permis pourra être supprimé. Une circulaire de 2004 laisse chaque pays membre libre de décider à quoi correspond cette charge déraisonnable.

En 2010, la France sarkozyste s’est servie de cette disposition pour procéder à des expulsions massive de Roms – allant à l’encontre d’autres dispositions prévues par Schengen et interdisant toute expulsion menée sur base ethnique.

En Belgique, la « charge déraisonnable » correspond à trois mois de perception du revenu d’intégration social (RIS). Au-delà, le permis de séjour peut être supprimé et un ressortissant communautaire peut recevoir un ordre de quitter le territoire. Il faut aussi rappeler qu’en février 2012, des restrictions majeures ont vu le jour pour l’octroi de l’aide sociale aux citoyens européens 3.

Crise ou pas crise, on constate que le nombre d’expulsions européennes augmente considérablement. Avec comme principal motif le fait de constituer une charge déraisonnable.

En 2011 4, les citoyens de l’UE expulsés étaient 995, alors qu’en 2012 (jusqu’au mois d’octobre), ils étaient 1563. Comme l’indique Zoé Genot dans son interpellation à la chambre du 10 juillet 2012, ce sont surtout des Européens du sud ou encore de l’est qui sont visés par ces expulsions 5.

Wallonie, terre d’accueil

Anna Russo, Italienne vivant en Belgique depuis sept ans témoigne: « Nous, les Italiens, Grecs, Espagnols ou Portugais, sommes perçus par le gouvernement belge comme des “morti di fame” (crève-la-faim)… Du coup, je pense qu’au CPAS et à l’ONEM , on se méfie immédiatement de nous… Si nous étions des Scandinaves, ils seraient moins regardants, je crois ».

Avec son compagnon rencontré quelques années auparavant, ils décident en août 2005 de s’installer à Liège : « Mais quelque mois plus tard, j’ai eu des soucis de santé et, sans couverture sanitaire, j’ai décidé d’aller m’inscrire à la commune pour remédier à cela. Un permis de cinq mois m’a été délivré. C’est le délai que j’avais pour trouver du travail ». Mais au terme de celui-ci, sans boulot, elle se voit délivrer son premier ordre de quitter le territoire. Anna se remémore : « Quand on arrive dans un nouveau pays, cinq mois ne sont pas suffisants. Il y a la question de la langue, la connaissance des différentes institutions. L’appareil étatique diffère beaucoup d’un pays à l’autre, particulièrement entre les pays du nord et du sud de l’Europe. En Belgique, il y a beaucoup de bureaucratie et de catégorisations… Ça dépend aussi de tes attentes au niveau professionnel. Avec le Forem, il faut faire attention : on t’enferme vite dans des cases. Ils sont un peu du style “serveuse un jour, serveuse toujours” ».

Le constat de Rafael Martinez est identique. Arrivé en Belgique il y a un peu plus de trois ans dans le cadre d’un Erasmus, il a ensuite été stagiaire. Ses études terminées, il décide de rester. A sa première inscription à la commune, il reçoit un permis de trois mois. Après un mois et demi, Rafael trouve une place de facteur. Un CDD de trois mois. Puis plus rien : « j’ai cherché pendant six mois du boulot dans mon domaine de formation, la Communication, mais j’ai vite vu que c’était impossible. On te demande de l’expérience, que je n’ai pas encore. Et puis, il y a ces trucs administratifs qui font toujours chier, comme les points APE. Quand tu es sur le point de signer, on te dit que tu n’en n’as pas assez. Je ne rentre pas non plus dans le plan d’aide Activa et comme j’ai plus de 26 ans, je ne suis pas non plus dans les conditions de l’aide à la première embauche. Bref, je ne rentre jamais dans les conditions. J’ai même dit aux employeurs que j’acceptais de gagner moins d’argent, sans résultat. »

Au bout d’un moment, découragé et voyant son épargne diminuer, Rafael décide de faire appel au CPAS, avec la crainte de voir son permis de séjour supprimé : « en renouvelant pour la deuxième fois mon permis, on m’a dit à la commune de ne pas demander le CPAS, sous peine de me retirer ce permis ». Il effectue des recherches de son côté pour vérifier l’information. Cela se confirme, mais il décide tout de même de demander cette aide. « Mon assistante sociale aussi me l’a confirmé, lors de notre premier entretien ». Le RIS lui permet surtout de payer son logement et, avec l’accord de son assistante sociale, il entreprend une formation en maraîchage.

Après un an de perception d’allocations, il reçoit une lettre du CPAS… « Je l’ai pris comme une
menace d’expulsion. Dans la lettre, on me demandent de démontrer que j’ai un revenu propre pour pouvoir rester en Belgique, que ce soit en tant qu’indépendant ou que salarié. Une autre possibilité est d’être à charge d’une autre personne qui a des revenus. En gros, démontrer que je peux vivre sans l’aide du CPAS 
». Il peine à avoir des informations claires sur ce qui peut lui arriver ou pas, car « les asbl qui s’occupent du droit des étrangers sont d’avantage informées des lois concernant les extra-communautaires, que de celles concernant les Européens ». Il jette alors l’éponge : « je ne suis pas super inquiet ; même si je reçois un ordre d’expulsion, je sais que je vais me débrouiller d’une manière ou d’une autre. Ce qui m’inquiète le plus, c’est la couverture médicale ».

Anna Russo confirme qu’il n’est pas évident d’avoir des infos claires sur ses droits. Elle introduit un recours non suspensif au Conseil d’État : « mon recours s’appuyait sur une promesse d’embauche (en CDI) et un contrat de concubinage. Ils n’en ont pas tenu compte et mon recours a été rejeté. Selon le Conseil, ces documents auraient dû être montrés avant de recevoir l’ordre de quitter le territoire. De plus, je m’attaquais à l’État belge, alors que l’ordre de quitter le territoire m’avait été donné par la commune. Pendant l’évaluation de mon recours, j’ai reçu un permis de séjour provisoire, renouvelable chaque mois. J’ai eu droit au policier de quartier passant chaque mois chez moi pour voir si j’y étais bien ! Il se voulait cependant rassurant: “ne vous tracassez pas, on ne viendra pas vous cherchez chez vous !”. Manquerait plus que ça ! »

Anna ne se décourage pas et, sa promesse d’embauche et son contrat de concubinage sous le bras, elle fait une nouvelle demande d’établissement. Un permis de cinq ans lui est cette fois délivré. « Pendant cette période, j’ai tout fait : j’ai fait du travail déclaré et semi-déclaré, j’ai repris des études, fait un enfant. Pour ne pas avoir d’embrouilles, je n’ai jamais demandé le RIS, je me suis démerdée ». Elle est optimiste pour la suite : « Mon permis va bientôt expirer et, normalement, j’ai droit à un permis de séjour permanent qui n’est soumis à aucune condition. Sauf si je quitte la Belgique pendant deux ans ».

La Ministre temporise

La ministre Maggie De Block n’a pas cessé de répéter que les Européens n’étaient pas expulsés de force et qu’on leur supprimait « juste » leur permis. Anna commente : « C’est de l’hypocrisie pure. On sait bien que sans un Numéro National (NN), on n’a aucun droit. Même les droits de base comme la santé, tu n’y a pas accès. Pour ton contrat de travail, il te faut ton NN, pour ouvrir un compte en banque, pareil. Même pour aller chercher un recommandé ! On ne t’expulse pas, on te met gentiment dans la merde pour que tu partes de toi-même ou que tu te débrouilles… ». Rafael ajoute : « Ça montre pourquoi on a créé l’Union européenne ; pour transporter des marchandises et de l’argent, mais pas des personnes – ou alors seulement celles qui ont de l’argent. Les droits sociaux ne voyagent pas d’un pays à l’autre. En fait, l’Union européenne se fout pas mal de ces droits-là. »

Rafael, lui, a tout de même décidé de rester, même s’il reçoit un ordre de quitter le territoire : « je ne vais pas partir… Je vais me débrouiller autrement, squatter s’il le faut. Me nourrir avec la nourriture que je produis. Faire de l’argent par ci par là. J’espère seulement ne pas avoir de problèmes de santé. »

 

Donatella Fettucci

 

Les droits européens otages de la bureaucratie des États

V.C. vient d’Italie et est mariée avec un ressortissant belge depuis cinq ans. Ensemble, ils ont un enfant. Ils vivaient en Italie jusqu’il y a peu, avant de revenir s’installer en Belgique. V.C. raconte: « La première chose qu’on me demande, c’est de me domicilier – normal. Etant travailleuse indépendante en Italie, je dois d’abord démontrer que j’
ai des revenus et des rentrées régulières et ils veulent des preuves écrites. Tout ça pour avoir un permis de séjour temporaire ! 
».

Elle a trois mois pour remplir les conditions lui donnant accès à un permis de séjour de cinq ans. Mais V.C. n’arrive pas à faire les démarches dans les temps. « Pour m’inscrire à la mutuelle, il me faut un document qu’on m’a volé. J’attends une copie d’Italie et ça prends du temp. Il s’agit de la carte SIS italienne. Je suis allée sur leur site internet plusieurs fois pour la télécharger : impossible; le site ne marche pas. Je dois aller personnellement dans leurs bureaux en Italie pour faire la demande, et ça va encore prendre du temps, d’autant que la copie, je ne vais pas l’avoir tout de suite, et qu’en plus, elle va être envoyée “chez moi” en Italie… où plus personne n’habite. Je ne sais pas non plus combien de temps ça va prendre ». Et sans cette carte, pas d’inscription possible à la mutuelle belge.

Il lui reste un mois pour remplir les conditions demandées… « si dans un mois, je n’ai pas tous mes papiers, je peux reçevoir un ordre de quitter le territoire, ce qui est tout à fait ridicule : je ne vais pas être enfermée à Vottem, mais je n’aurai pas droit à des choses auxquelles on a droit quand on vit dans un pays, comme la mutuelle, par exemple. Je suis censée m’en aller. » L’indifférence de la bureaucratie la met en colère: « Ils n’en ont rien à foutre que je sois mariée avec un Belge, que je vive ici, que j’aie une fille de nationalité belge domiciliée ici et qui va à l’école. Je reste une étrangère suspecte ». V.C. ne cesse de s’étonner: « apparemment, il y a de sérieuses contradictions : en tant que mère d’un enfant belge qui vit en Belgique, j’ai le droit de rester, mais à la commune on me dit que non ! Je crois que je vais y retourner avec une copie de ces textes de loi et leur montrer ! ».

A l’inverse, son mari n’a pas rencontré les mêmes difficultés quand il s’était installé en Italie : « quand mon mari est venu en Italie (on n’était pas encore mariés), il a été s’inscrire à la commune. Là-bas, on nous a dit que le ministre de l’intérieur de l’époque, Giuliano Amato, venait de publier un décret pour que les Européens puissent s’installer en Italie sans permis de séjour. »

Ce genre de décision était possible jusqu’en avril 2007. Depuis, avec le traité de Lisbonne, tous les pays européens sont sommés d’adopter les mêmes mesures sur la durée et les conditions de séjour des Européens dans le cadre de l’espace Schengen. Circulez librement, oui, mais alors vraiment pas trop…

Notes:

  1. Suite au Printemps arabe, beaucoup de migrants rejoignent les côtes italiennes. Berlusconi, pour faire face à cet événement, décida de délivrer des permis de séjour de 6 mois. Fait qui provoquera la colère de Sarkozy, qui bloqua un convoi de migrants à Ventimiglia.
  2. Droit de libre circulation et de séjour des citoyens de l’Union et des membres de leur famille : http://bit.ly/9QUGjl
  3. Circulaire relative au citoyen de l’UE et aux membres de sa famille : modifications des
    conditions d’ouverture du droit à l’aide sociale : http://bit.ly/ZjfH3N
  4. « Charge déraisonnable » : 2528 citoyens européens privés du droit de séjour – RTBF Belgique : http://bit.ly/P23ajj
  5. Blog de Zoé Genot : http://bit.ly/MQTAds
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