Éoliennes dans l’isthme de Tehuantepec (Mexique), lignes THT (Très Haute Tension) au Chevresne (France), TGV entre Lyon et Turin, forêt détruite en Tasmanie, mines de charbon européennes à Hambach (Allemagne), scierie dans le Morvan (France), stade de foot à Décines (France), autoroute dans la forêt de Khimki (Russie)… Que peuvent avoir en commun tous ces projets ? Chacun d’entre eux est contesté et épinglé dans la catégorie « grands projets inutiles » par des militants de tous bords qui déploient tous les moyens possibles, légaux ou non, pour empêcher leur réalisation.
Après les rassemblements visant à empêcher la tenue de grands sommets (G8 ou de l’OTAN), ces camps de résistances locales s’internationalisent et drainent quantités de militants et d’activistes qui s’installent parfois à durée indéterminée et se mêlent aux habitants pour contester la légitimité de ces chantiers. Les médias parlent peu ou pas de la vie quotidienne, des méthodes d’action et de la cohabitation dans ces espaces de lutte. Pourtant, des questions fondamentales y voient le jour.
L’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (NDDL) : un exemple médiatisé depuis peu
Dans un petit village de la périphérie nantaise, la ZAD de NDDL – Zone d’Aménage-ment Différé en droit urbanistique français, Zone À Défendre pour ceux qui résistent à la construction de l’aéroport et Zone d’Auto-nomie Définitive pour ceux qui y voient l’occasion d’expérimenter concrètement d’autres manières de vivre 1.
Ce symbole francophone des nouvelles formes de résistance conteste un « grand projet inutile » né en 1965 et abandonné fin des années 70 avant de réapparaître en 2000 : celui de construire un aéroport à Notre-Dame-Des-Landes (et puis aussi une autoroute, et puis aussi une ligne TGV). En août 2009, lors d’un Camp Climat 2, un appel est lancé pour occuper d’une manière aussi large que possible les près de deux mille hectares sur lesquels le projet devrait se réaliser. Depuis quelques années, certains opposants avaient déjà fait le choix de s’installer sur cette zone afin de maintenir voire, si possible, d’amplifier la vie locale. Des maisons et des fermes vides sont réinvesties, reprennent vie, des caravanes et yourtes apparaissent et des potagers collectifs nourrissent jusqu’à deux cents personnes avant d’être détruits lors des expulsions d’octobre 2012.
Les témoignages d’habitants et militants de longue date attestent que la résistance physique aux expulsions n’est pas étrangère à la tournure médiatique prise par les événements. Depuis, nombre d’arguments environnementaux, sociétaux, techniques et économiques ont quitté la sphère administrative et sont relayés publiquement, toute la société se réappropriant le sujet. Rien de plus logique : ce chantier n’est pas qu’un aéroport, c’est un projet de société pour lequel personne n’a pu donner son avis.
Vivre ensemble dans la fôret…
Sur place, la vie s’organise… entre résistance et solidarité. « En arrivant pour la première fois, nous avions ramené avec nous provisions, outils, matériaux de construction et couvertures. Nous nous sommes dirigé au lieu dit de la “Vache rit” où nous avons pu constater l’abondance de dons qui ne cessaient de s’accumuler. Friperie, pharmacie, nourriture, outils, sacs de couchage, matelas, etc. Tout y était trié et réparti dans
les différents lieux de vie » raconte Tifa 3. « Certains autonomes se plaignent de ces situations de facilité. Non pas qu’elles ne soient pas les bienvenues, mais plutôt qu’elles estompent leurs élans à développer des moyens pour redevenir auto-suffisants comme avant la destruction du potager collectif du “Sabot”. A par le “Farewest” 4 qui continue de faire la récup’ des supermarchés du coin et qui redistribue le surplus provenant des donations aux Roms. »
Camille (la trentaine, infirmier) y vit depuis deux mois. Il raconte : « C’est à la cuisine centrale que commencent mes journées. Souvent à faire la vaisselle de ceux qui ont oublié ce qu’est l’auto-gestion ! Après, ça dépend : il y a divers ateliers mais, souvent, je préfère aller sur des chantiers. Il y en a en permanence un peu partout. Je dirais qu’il y a une trentaine de lieux de vie pour le moment. Ceux qui ont besoin d’aide le font savoir. C’est aussi l’occasion d’aller les ravitailler. Sinon, comme les flics mettent de plus en plus de pression et attaquent régulièrement, il faut aller aux barricades, surveiller et transmettre leurs mouvements. S’il y a quelques critiques par rapport aux barricades, elles sont vraiment rares. Sans cette résistance physique, sans doute ne parlerait-on plus de la ZAD… Chaque semaine, il y a au moins deux assemblées générales. Une par camp et une inter-camp. Et puis, sur la “Châtaigne”, qui est un lieu collectif, il y a des discussions sur d’autres luttes : véganisme, anti-OGM, féminisme, anti-nucléaire, anti-fascisme. Et des gens passent expliquer leur situation au NO-TAV ou dans d’autres lieux occupés, comme la fôret en Allemagne… »
Apprendre à lutter ensemble
Plus de quarante ans de résistance, ça draine du monde et des énergies ! Des squatteurs anarchistes à l’EELV, parti de gauche écologique français, en passant par la confédération paysanne ou l’ACIPA (Association Citoyenne Intercommunale des Populations concernées par le projet d’Aéroport de Notre Dame des Landes), les organisations, objectifs, moyens diffèrent, et il n’est pas facile de s’entendre et de travailler ensemble sans se tirer dans les pattes ! Boussole argumente : « Depuis quelques années, l’ACIPA se présente comme le porte-parole de la lutte mais défend surtout les intérêts des propriétaires. Leurs représentants “supervisent” la lutte, informent, médiatisent, organisent et négocient au nom des militants de la zone, alors que les autonomes et les squatteurs n’approuvent pas du tout leurs idées et ne leur accordent pour ainsi dire aucune confiance. » Camille ajoute : « C’est quand même fou que quelques mois avant la manifestation de réoccupation organisée par les squatteurs, et à laquelle EELV a massivement appelé à participer, des députés de ce même parti faisaient des déclarations ahurissantes comme “Les squats de maisons à NDDL ne servent pas la lutte des vrais opposants au projet d’aéroport que sont les agriculteurs, la population et les politiques” ! Mais, ça permet de montrer que les politiques changent d’avis quand le vent tourne… » .
Plus récemment, c’est la réoccupation d’une ferme et de son utilisation qui risque de créer des tensions : « Fin janvier, les habitants de la ferme Bellevue ont été expropriés. Elle était donc vouée à la destruction. Le soir même, elle était réoccupée et les paysans du coin l’ont entourée avec trente-cinq tracteurs. Les vigiles sont partis bien vite ! Agriculteurs, squatteurs, opposants de toutes sortes, on était beaucoup à s’y être retrouvé pour discuter de sa défense et de son avenir. Les agriculteurs nous ont demandé de la défendre. On a bien bossé dessus en plus : on a refait le toit et des toilettes sèches (la dérivation était pétée et il y avait de la merde plein les champs). C’était de chouettes moments de travaux et de vie collective. Mais l’association paysanne avait ses plans et voulait y
installer un paysan sans terre. “Pas de squatteurs ici, ce sera une vitrine de la lutte agricole”. J’avais la rage. Et je n’étais pas le seul. Bref, il n’y a pas eu de discussion. Mais heureusement, ce n’est pas un de ceux qui veulent se réapproprier des terres pour agrandir leur exploitation, se faire plus de fric le temps que ça durera… Bon, à côté de ça, il doit encore y avoir plus ou moins six fermes qui vont se “libérer”, on verra bien… Mais c’est dommage, parce que jusque là, il y avait une entente cordiale entre les agriculteurs et nous. De l’entraide. Ils venaient même creuser des tranchées devant nos barricades. Mais là, certains se méfient et ont peur de la suite des évènements » poursuit Camille.
Le temps du « non », le temps du « oui »
L’un des récents communiqués du Sous-commandant insurgé Marcos de l’Armée zapatiste de libération nationale (Mexique) commence sur ces mots : « Une fois définis qui nous sommes, notre histoire passée et actuelle, notre place et l’ennemi que nous affrontons, il reste à terminer de définir pour quoi nous luttons. Une fois définis les “non”, il faut finir de dessiner les “oui”. Et pas seulement, il manque aussi d’autres réponses aux “comment”, “quand”, et “avec qui” 5 » Les “oui” se trouveraient-ils dans la réappropriation d’espaces afin de construire d’autres modèles de vie collective ?
« Une victoire sur la ZAD a plusieurs tonalités, chacun l’entend à sa manière. Elle ne sera pas déterminée par la réalisation ou non du projet aéroportuaire mais par la façon dont les différentes souches militantes se respecteront entre elles et, qui sait, trouveront un terrain d’entente et s’uniront pour de bon. Car leur tolérance mutuelle n’est dûe qu’à la menace d’un ennemi commun. Ce sera sans doute aux plus tenaces et résolus dont les priorités sont les moins fragiles que reviendra l’aboutissement de tous les efforts. Une chose est sûre : la plus intense des luttes ne fera que commencer une fois le projet de l’aéroport abandonné. » reprend Tifa.
Récemment, la Coopérative Intégrale Catalane, inspirée de l’expérience zapatiste et qui, par endroits, se substitue petit à petit à l’État, a pris contact avec les habitants de la ZAD en vue d’élargir leurs efforts de résistance et d’autonomie, de désobéissance et d’autogestion et d’unir leurs luttes 6. Quoi qu’il arrive, quelles que soient les déconvenues vécues, la ZAD n’est pas qu’un lieu de lutte contre un aéroport (« et le monde qui va avec », comme le disent les habitants du plus grand squat à ciel ouvert d’Europe). C’est aussi un endroit en dehors des cases habituelles dans lequel il est possible de se vivre autrement, comme en témoigne Camille : « Je m’y sens bien et libre, malgré la forte présence policière. C’est un vrai soulagement : je me suis toujours senti oppressé par cette société qui ne me correspond pas. Ici, j’ai l’impression d’avoir ma place, je ne me pose plus les éternelles questions de l’heure, du temps, de l’argent. Je vis. Et surtout j’apprends. »
Notes:
- Sites des opposants : http://zad.nadir.org/
- Rassemblement de militants et activistes travaillant la question de la justice climatique. Ils se tiennent à proximité de projets particulièrement nocifs pour l’environnement ↩
- Tous les prénoms ont été empruntés, pour garder l’anonymat. ↩
- Le « Vache rit » et le « Farewest » sont des lieux de vie. ↩
- EUX ET NOUS V. LA SEXTA, Armée Zapatiste de Libération Nationale : http://bit.ly/W0lo3X ↩
- Enric Duran : http://enricduran.net/es/camarades-de-la-zone-a-defendre-zad/ ↩