« Avec le vélo, tu iras loin ! » Qu’est-ce qui m’a pris d’écouter mon imbécile de vieux ? L’avait qu’à y monter, lui, sur le vélo. J’en peux plus. J’vais crever là. Dans les roues du camion balais. Qu’est-ce que les pédales sont lourdes. Quinze kilomètres. J’vais claquer sur cette route de merde. Face à ce vent de merde. Y a même plus un spectateur. Saloperie d’anonymat. Y a qu’ma gosse pour croire que j’suis un champion. Et bordel de Sainte-Queue, v’là qu’ça r’monte. Ils auraient pas pu dessiner un tracé plat ? Couillons. Pour la beauté du sport ? Quelle beauté ? Quel sport ? On m’a jamais causé de sport à moi. Tout juste bon à m’essouffler derrière les bagnoles pour apporter des bidons. Gregario. Putain ! C’est pas enviable. M’faire crever d’la sorte. Pour une tape dans l’dos. J’en peux plus. C’que j’en ai marre. La photo. Toujours pour les autres. Quatorze ans. Pas un bouquet. Terminé. J’raccroche. Et qu’ils m’fassent pas chier avec leur contrat. Au cul que j’leur foutrais leur contrat. C’est pas avec ça que j’vais m’offrir une maison. Toute façon, je suis jamais à la maison. Oh putain. Non. C’est fini. Si y a d’la moto là-d’vant c’est qui doit y traîner du monde. Un p’tit effort. J’trouverai pt’être une roue à sucer. Me protéger du vent. J’aurai plus qu’à m’laisser glisser. Arriver avant qu’on démonte le podium. Ultime exploit. Jamais une ligne pour les gars comme moi. Ah j’te jure. Si seulement ils savaient ! J’suis pas moins digne qu’un autre. Allez mon vieux, t’laisse pas mourir comme ça. Panache ! Appuie un brin. Demande au type là, qu’est venu pour ramasser des casquettes. – Oh ! Ils sont loin ? – Un coureur à quarante secondes ! Quarante secondes. Dix kilomètres. Allez, j’finirai pas dernier. Contracte les mâchoires. Mets-y du braquet. Dju, comment qui font les champions ? Même à leur âge j’y arrivais pas. J’étais pourtant pas un nase. Moyen partout mais très bon nulle part. Jamais eu la pancarte mais avec du bol, j’aurais pu y être sur la photo. J’ai seulement pas réussi à m’vendre. Seizième à Roubaix. Vingt-deuxième à Wevelgem. Onzième à Kuurne. Dossard du combatif au Tour de Pologne. Y en a qu’auraient pu parier là-dessus. M’offrir un p’tit kekchose. Mais je n’ai eu droit qu’aux courses de seconde zone. Aux hôtels minables. Sans ce dérailleur qui saute à La Panne, j’suis sûr que je l’aurais obtenue ma chance. Une vie, ça tient qu’à d’la merde. On n’est pas égaux. J’ai pourtant pas été avare d’efforts. J’ai fait le métier au début. Pâtes et viandes blanches, qu’est-ce qu’il fallait faire de plus ? Lécher l’cul d’un leader ? L’amener au sprint ? Lever connement les bras au ciel quand il a gagné ? Attendre le renvoi d’ascenseur ? C’était pas mon caractère. Pas pour ça que j’ai lutté. J’voulais une place au soleil moi. J’ai récolté que de l’ombre. T’as pu faire de ta passion un métier qu’on m’dit. Moi, ma passion, c’est les trains. Ça a une autre gueule qu’un vélo et ça avance presque sans forcer. J’aurais pas gagné moins à en conduire. Putain d’route sinueuse. Si au moins j’pouvais apercevoir ce type devant, ça m’donnerait une motivation. J’ai dur aux jambes. Je s’rai impotent à quarante ans. Bon pour la casse avec rien en poche, sans avoir laissé un souvenir. Tu iras loin ! Pour sûr, j’en ai fait des kilomètres. Encore cinq et ça s’ra fini. Basta. Je pends la machine au clou et je m’laisse pousser les poils sur les guiboles. Ah, si j’avais d’viné que le chant du cygne était pour aujourd’hui, j’aurais envoyé la tactique au diable et j’me s’rais lancé d’vant pour montrer à tous ces jeunes cons ce qu’un vieux briscard a gardé dans les cuisses. Y en a qu’auraient fait la grimace. Poursuivre la voiture Rodania, ça c’était grisant. Elle m’obsède encore parfois la nuit cette ritournelle : tû tû tû tûûûuut Rôôôdaniâââaaa tû tû tû tûûûuut. L’hymne des échappés, sur lequel on calque le rythme. J’me sentais vivre. Mais là, oh putain qu’c’est dur. Encore deux kilomètres. Enfin ! Nom de dieu, le v’là ! Maillot d’une équipe slovaque. Pas habitué à ce vent. Il est
complètement grillé. J’dois m’coller dans sa roue et l’sauter sur la ligne. Chiche. Cent cinquante-et-unième de la der des ders. Avec les honneurs. En l’vant les bras. Je ne me l’suis jamais permis. Ha, mon pote, ça fiche un coup de s’faire rattraper par un ancien. Quelle gueule tu tires. Tu rêves, j’prendrai pas un seul relais. Le braquet ! Faut qu’je fasse gaffe à mon braquet. Ce p’tit con veut en découdre. La beauté du sport. Pouah ! Jamais compris pourquoi on sprinte pour une avant-dernière place. Ça doit être dans le sang. Faire gaffe à ma respiration, durcir le braquet, sortir de sa roue le plus loin possible, dominer le vent. Oh merde, il a encore du jus. Allez, allez, aaaaah, et chiotte, j’ai oublié de lever les bras ! C’était pas encore pour cette fois, mais j’te l’ai ajusté comme il fallait. Tiens, le soigneur m’a attendu. Rare égard.
– Ben dis donc vieux cochon, t’as gardé un fameux coup de rein.
– Qu’est-ce tu crois, j’ai toujours du guidon.
– File au massage, kermesse de Zwevezele demain.
– Me raconte pas, mais pour l’instant j’ai juste envie d’un pain saucisse.
Pierre Husson