Les mouvements sociaux de ces derniers mois ont eu le mérite de souligner a contrario un des aspects pas forcément le plus débattus de notre environnement : que nos villes sont d’abord des machines à mobilité. Quiconque, tout indigné qu’il soit, tente de mettre en échec l’injonction permanente à circuler qui caractérise la ville néo-libérale s’expose à l’intervention de la police, qui est là pour la bonne gestion des flux. Camper sur une place publique est le fait de « gêneurs ». Des contestations moins frontales, visant à ralentir la ville, existent. Elles empruntent des chemins, forcément, plus lents.
La tendance des métropoles à se développer en un espace de circulation continu et sans contrainte remonte au début de la seconde révolution industrielle. Elle a profondément modifié nos paysages, entraînant petites villes et campagnes dans le grand chambardement. On parle de «métropolisation », avec ses phénomènes conséquents, « périurbanisation » (l’étalement urbain, et les mouvements pendulaires qu’il suscite), « mitage » du territoire, etc. Le phénomène est en train de dégénérer en «bidonvillisation » du monde, stade ultime d’une dualisation de l’espace.
Carte postale
En Europe, au sortir de la guerre, la ville n’est plus pensée, par ceux qui ont en charge l’aménagement du territoire, que comme un réseau de trafic intense et complexe, où se décide l’élévation des ressources et des biens à la dignité de la vente. Les citadins sont censés épouser du mieux qu’ils peuvent cette circulatoire abstraite. Pesanteur et lenteur, inhérentes à la « corporéité » même de la ville, ne sont plus tolérées. La contestation de cet espace-temps marchandise s’organise. Les stratégies visant à ralentir la ville sont, et ont pu être, disparates : mouvements contre-culturels aux Etats-Unis (Beat Generation, qui magnifie le vagabondage), situationnisme en Europe, incitant à la dérive, sit-in hippies, mouvement de « libération des rues » Reclaim the streets, inspiré des zones autonomes anarchistes, ou tout récemment les campements improvisés par les « indignés » sur les places publiques. Plus institutionnel, le réseau des « villes lentes » Citta slow, est issu de la nébuleuse des mouvements « slow », qui ont essaimé, depuis l’Italie surtout, depuis vingt ans.
Il s’agit d’un réseau mondial de villes labellisées qui s’engagent à ralentir le rythme de vie de leurs citoyens. S’adressant à des villes de moins de 60.000 habitants, il compterait déjà plus de 140 villes adhérentes au projet, dans 21 pays, avec une forte proportion en Italie. Chacune s’engage à adopter des mesures coercitives qui vont dans le sens d’un « urbanisme à visage humain », dont le contenu est couché dans une charte-manifeste articulée en 70 recommandations. Cela va de la multiplication des zones piétonnières et de l’installation de bancs publics ou de toute infrastructure favorisant la convivialité, à la mise en valeur des produits locaux, en passant par des mesures de contrôle de la qualité de l’air ou de l’eau, de limite des nuisances sonores, de mise en valeur du patrimoine, mais aussi de la solidarité intergénérationnelle, du recyclage, etc.
Chaque ville candidate est passée au crible sur la base d’une liste de critères concernant ses politiques environnementales, sa qualité de vie, la protection des produits locaux (filières courtes), mais aussi des métiers et traditions, etc. Tous les trois ans, ces critères sont vérifiés par le comité de certification de «Città Slow » – faute d’engagement, certaines villes ont déjà été exclues du réseau. L’objectif des Villes lentes est de repenser la ville en fonction de la qualité de vie et non plus de la rentabilité, et de promouvoir un rythme de vie plus lent, inspiré des habitudes des communautés rurales. Implicitement se trouve dénoncée l’homogénéisation des modes de vie et de consommation.
Le qualitatif et non l’expéditif
Silly, dans le Hainaut, est la commune initiatrice du Cittaslow belge, elle a
démarré son aventure avec les communes limitrophes d’Enghien et de Lens en 2007. Elles ont été rejointes en 2009 par Chaudfontaine. Le réseau peine à se développer, même si l’objectif n’est pas, on l’aura compris, la croissance à tout prix… A comparer, ou pas, à l’efflorescence des communes participantes à l’« Agenda 21», autre plan d’action destiné aux collectivités territoriales, mais qui opère dans le sens du développement durable, et non de la décroissance. Quant au concept de « ville en transition », qui concerne en Belgique des villes comme Bruxelles ou Louvain-la-Neuve, il entend surtout répondre aux défis posés par l’approvisionnement énergétique et à impliquer les communautés dans un processus qui doit favoriser la « résilience » des villes.
Silly promeut les produits locaux via un convivium Slow food solidement implanté dans la commune qui a multiplié les initiatives : potager scolaire, cantine «slow food », éducation au goût… Même la supérette du coin, un Proxi-Delhaize, a été mise à contribution : une série de produits locaux (bière, fromage, glace…) sont proposés dans ses rayons afin de valoriser les artisans de l’entité. Bien que disposée dans les rayons à côté de grandes marques moins chères et mieux présentées, la crème glacée fabriquée par l’artisan de Silly connaît un succès certain, c’est le produit que le supermarché doit réapprovisionner le plus souvent. A l’inverse, en 2007, la commune a invoqué le respect de la charte « Cittaslow » pour refuser la demande d’un agriculteur qui avait sollicité l’octroi d’un permis unique en vue d’exploiter une porcherie industrielle.
La place de Thoricourt, un des hameaux de l’entité de Silly, a été entièrement réaménagée pour continuer de permettre le passage de charrois agricoles tout en permettant la mobilité douce et en préservant la quiétude des habitants. Un marché fermier s’y tient tous les premiers dimanches de juillet, où l’on peut trouver les produits locaux. La place accueille aussi un petit festival de théâtre en plein air, fin août. On y trouve encore une boulangerie-pâtisserie, qui ailleurs, dans les villages a tendance à disparaître. Ce sont les boulangers qui ont ressuscité, il y a quelques années, la taverne du lieu-dit « Le Noir Jambon », ancien relais de diligences, le long de l’axe Ath-Soignies. La carte y est résolument slow food.
Sans doute y a-t-il encore des efforts à mener pour l’accès non-motorisé à cette ruralité renaissante, par exemple par des itinéraires cyclo-touristiques balisés. Car bien que Silly ait le privilège d’être encore desservie par une gare SNCB, aller prendre une « double-enghien » dans l’une des tavernes de la commune, quand on vient d’un peu plus loin, nécessite un déplacement «voiturisé». Comme dans le reste du Hainaut actuellement, on y soigne ses atouts patrimoniaux – restauration des chapelles et potales, informations touristiques multilingues, mise en valeur du Bois de Ligne comme zone « Natura 2000 », par exemple. Cela ne fera pas des lieux un pôle de tourisme de masse, fort heureusement, mais devrait encourager le détour du visiteur d’occasion un peu curieux. Evidemment, on pourra toujours dire que Silly a les moyens de cette politique « écolo » généreuse : c’est la commune de Wallonie picarde qui affiche le plus haut revenu moyen par habitant, avec un taux d’activité de la population très haut, et inversement un taux de chômage très bas. Elle est en tête du classement des communes en ce qui concerne le bien-être.
Villes, encore un effort pour ralentir
Cela ne diminue bien sûr en rien les efforts louables de municipalités comme Silly, mais le défi des villes lentes serait bien plus grand s’agissant de Leuze, Lessines ou Braine-le-Comte, pour rester dans ce coin de Belgique et dans les ordres de grandeurs ciblés par le réseau. Quant aux grandes villes, le combat pour les ralentir risque d’être bien plus lent encore… Quoique… Aux Etats-Unis, l’idéal pavillonnaire est en question. Après la crise des subprimes, et ses drames sociaux, ses saisies, ses expulsions, des millions de logements se
retrouvent vides, abandonnés, menacés par la ruine. Des quartiers entiers se sont vidés de leurs habitants, jusqu’à présenter aujourd’hui le visage de villes fantômes. A telle enseigne que les pouvoirs publics envisagent de recourir à une solution radicale : la démolition pure et simple des quartiers périphériques pour aider le centre-ville à ressusciter, soit l’équivalent de ce qu’en jardinage on appelle une taille sévère. Freiner la croissance des grandes villes, voire l’inverser, empêchera-t-il la dualisation de l’espace ?
La ville lente entame sa « relocalisation », son ré-enracinement – et sa « retemporalisation ». Cette réaffirmation du local est toutefois bien éloignée du culte réactionnaire du terroir ou de l’origine «authentique ». L’éloge de la lenteur est aussi celui du temps nécessaire à la maturation, au doute, à la délibération, au choix. Les habitants des villes lentes mènent donc une réflexion sur la temporalité nécessaire au respect de la démocratie. Il ne peut s’agir du privilège de quelques néo-ruraux bien nantis, qui ont les moyens de s’offrir un cadre de vie qui leur épargne stress et burn-out. L’avenir des villes lentes tient dans la capacité qu’aura le réseau d’éviter cet écueil : devenir un segment au sein du marché actuellement florissant des villes privées thématiques.
V.O.