Du plomb dans l’héritage

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Au moment même où l’austérité plombe le monde et où des mots d’ordre tels que «Occupy Everything » tentent de faire barrage au désastre, une relecture des fameuses « années de plomb » italiennes à contre-courant d’une vision dominante produite notamment par le dispositif judiciaire de la dissociation semble toute indiquée, voire précieuse… 

Au lendemain du bras de fer entre l’Etat et les militants d’extrême-gauche membres de groupes pratiquant la lutte armée (parmi les plus connus, les Brigades Rouges et Prima Linea), l’Italie se retrouve avec 4087 activistes appartenant à des « associations subversives » ou « bandes armées » condamnés pour des faits liés à des tentatives de subversion de l’ordre constitutionnel. Pour mettre fin à ce qu’on a coutume d’appeler les « années de plomb », le gouvernement adopte une législation d’urgence et engage dans la lutte l’un de ses plus prestigieux officiers, le Général Dalla Chiesa. Mais, bien qu’elle assène des coups très durs aux groupes armés, cette politique répressive ne parvient pas à enrayer le renouvellement des rangs du côté des activistes. De plus, c’est toute une génération de militants qui finit par se retrouver derrière les barreaux, sans que le conflit fondamental de nature clairement politique soit vraiment affronté. C’est dans ce contexte, dès le début des années 80, que va émerger, impulsée par diverses franges d’activistes détenus, la figure du dissocié, qui donnera lieu à la loi du 18 février 1987 sur la dissociation. Cette loi prévoit des commutations et des remises de peine pour autant que les inculpés reconnaissent officiellement abandonner l’organisation ou le mouvement terroriste ou subversif auquel ils ont appartenu, qu’ils admettent les faits dont ils ont été jugés coupables, et qu’ils répudient (le terme, littéralement traduit de l’italien, est celui de la loi) le recours à la violence comme méthode de lutte politique.

Construire une vision dominante

C’est dans les prisons, entre 1981 et 1988, que va s’organiser le débat largement controversé autour d’une nécessité de reconnaissance de la fin de l’expérience armée et de relecture des cadres dans lesquels cette expérience s’est menée. Parmi les figures-clé liées à ce processus, on peut citer Toni Negri, considéré comme le théoricien du « Document des 51 », publié dans le quotidien « Il Manifesto » en août 82, qui ouvre officiellement la voie de la dissociation, la prise de distance avec la lutte armée, et la négociation avec l’Etat. Une autre figure importante est celle de Sergio Segio, ex-leader du groupe armé Prima Linea, qui définit la dissociation comme « l’unique parcours collectif des détenus incarcérés pour des faits liés aux années 70 » 1. Une vision clairement contestée par Mario Moretti et Prospero Gallinari, membres du noyau historique des Brigades Rouges. Lors d’une table ronde organisée par la rédaction du « Manifesto » au début des années 2000, ceux-ci rappelèrent que la lutte armée était déjà largement en crise au début des années 80, mais, selon eux, ce fut précisément la dissociation à avoir empêché qu’une réflexion sérieuse puisse avoir lieu à l’époque 2. Pour Susanna Ronconi, ex-membre de Prima Linea, rencontrée en décembre dernier lors d’un débat au Théâtre Varia, il ne peut y avoir d’analyse critique et autocritique des années 70 en-dehors du cadre de la dissociation, c’est-à-dire « en inscrivant sa propre réflexion à l’intérieur d’un dispositif étatique qui en légitime la valeur éthique et politique, recevant en échange des remises de peine et des avantages pénitentiaires ». On pourrait aisément objecter que la contrepartie accordée par l’Etat aux dissociés est de nature à rendre suspectes leurs réelles intentions d’autocritique et d’analyse. Mais surtout, quelles bonnes résolutions, individuelles et collectives, pourraient bien sortir d’un processus qui vise à
transformer un parcours d’intense engagement humain et politique et ce, quoi qu’on pense du bien fondé de l’usage de la violence comme stratégie de lutte en un simulacre de choix ? Un choix sans libre-arbitre, dès lors qu’il est conditionné par une reconnaissance de la part de l’autorité judiciaire et pénitentiaire. En ce sens, la dissociation a renforcé le dispositif carcéral, instituant des barreaux jusque dans la tête des militants détenus .

« La dissociation s’avère pour les pouvoirs publics une solution à la question des détenus politiques et à la lutte armée en même temps qu’une échappatoire face à une décision politiquement plus délicate : celle de l’amnistie. (…) Pour la société italienne, c’est l’un des mécanismes qui contribuent à délégitimer la violence révolutionnaire et à construire une vision dominante des années de plomb, tout en portant un coup fatal au champ radical, qui n’en finira plus de se morceler. » 3

« N’essayez même pas !»

Cette vision dominante des « années de plomb » qui entend balayer sous le tapis des Palais d’Etat toute la richesse de l’ingénierie collective qui a pendant ces années-là traversé les rues, les quartiers, les hôpitaux, les usines, les écoles et les universités, trouve dans la dissociation un allié précieux. Piloté par l’Etat, ce dispositif a permis de renvoyer à la société italienne l’image d’une génération plongée dans l’erreur et de résumer à la violence et à la lutte armée des milliers de parcours politiques complexes fondés initialementon ne le dit pas assez, sur le désir d’un monde et d’une société meilleurs.

Dès la fin des années 80, les années 70 deviennent l’épouvantail avec lequel l’Etat italien va pouvoir, d’une part, continuer d’entretenir la menace et, d’autre part, réprimer, parfois très durement, tout ce qui s’apparente à des mouvements sociaux. L’éloignement physique des protagonistes de ces années-là incarcérés ou en exil, conjugué au spectre de la violence et du terrorisme sans cesse ramené par le pouvoir, empêche aussi la société italienne, en particulier les nouvelles générations de gauche et d’extrême-gauche, de tenter une réappropriation de sa propre histoire à travers un vrai débat sur ce qui s’est vraiment passé entre 68 et 80. Dès lors, il y a comme un chaînon manquant entre deux générations de militants, un abîme qui empêche les paroles des uns et des autres de se confronter.

Il faut attendre les années 90 et les prémices de l’altermondialisme pour que des activistes commencent à légitimer une relecture de cette période. Ainsi, Nicola Delessu, dans les actes d’une assemblée qui a eu lieu à Bologne en 94, écrit : « Je crois que le temps est venu de pouvoir entamer une réflexion sereine sur l’assaut au ciel de ces belles et riches années 70, parce que, je veux le réaffirmer, cela n’a pas été que des années maudites à effacer, comme quelques écrivaillons intéressés ont tenté de le faire croire. Ce sont des années au cours desquelles la richesse des expressions collectives rejoint et transcende anciens et nouveaux sujets ; les modes de faire de la politique sont alors mis en crise : la division entre individuel et collectif tend à disparaître au profit de nouvelles formes de participation, jusqu’au renversement des rapports interpersonnels. Ce sont les années de la révolte de ceux qui n’avaient aucune garantie, de la prise de distance traumatique et de la bataille contre ce syndicat qui inaugurait la politique des sacrifices, attaquant même physiquement dans les universités et dans les territoires ce mouvement qui s’opposait à lui. Cela a été un mouvement fort et créatif à la fois, capable de se radicaliser dans les usines comme dans les quartiers. (…) C’était le mouvement de masse qui pratiquait l’auto-réduction des factures, qui revendiquait un droit
à la santé égal pour tous. (…)
» 4

Mais si les mouvements sociaux qui émergent alors n’hésitent pas à questionner autrement l’histoire pour nourrir le présent, l’Etat, lui, ne se prive pas pour ressortir l’épouvantail dès qu’il l’estime nécessaire. Les homicides politiques perpétrés en 99 et 2002 contre Massimo D’Antona et Marco Biagi par un groupe nommé « Brigades Rouges pour la construction du Parti communiste combattant », qui revendique une filiation avec les Brigades Rouges historiques, vont offrir un tapis rouge à ceux qui non seulement veulent délégitimer et dépolitiser les luttes des années 70, mais entendent aussi tuer dans l’oeuf toute velléité de révolte. L’épouvantail s’équipe alors de matraques téléscopiques, mitraille les manifestants du G8 de Gênes au gaz CS, et passe à même le corps d’un jeune rebelle avec un Defender. Barbara Balzerani, qui a appartenu aux Brigades Rouges et que j’ai rencontrée en novembre dernier à l’occasion d’une projection du documentaire « Do you remember revolution ? » de Loredana Bianconi, dont elles est l’une des protagonistes, n’est pas dupe. Elle affirme : « La dissociation a confisqué tout l’espace pour un débat et une analyse critique des expériences menées pendant ces années-là. » Et d’expliquer comment l’Etat pu dès lors produire une vision historique dominante centrée exclusivement sur l’usage de la violence et sur le terrorisme, vision que le pouvoir sort de son chapeau, l’index en l’air, pour justifier toute manoeuvre répressive. Elle se rappelle: « Quand j’ai vu les images du Defender qui passait à deux reprises sur le corps frêle de Carlo Giuliani à Gênes, j’ai eu aussitôt à l’esprit le mot d’ordre du pouvoir que ces images sous-tendaient : NON CI PROVATE ! Non ci provate nemmeno ! » N’essayez pas ! N’essayez même pas !

 

Nat Ryckewaert

 

Notes:

  1. Sergio Segio, ovvero l’ideologia del ravvvedimento, http://insorgenze.wordpress.com
  2. Ibidem
  3.  Federica ROSSI, La « lutte armée » entre justice, politique et histoire. Usages et traitements des « années de plomb » dans l’Italie contemporaine (1968-2010) ; These pour le doctorat en science politique, présentée et soutenue publiquement le 10 novembre 2011.
  4.  Atti del convegno di Bologna, marzo 94, http://web.tiscalinet.it/visavis/3h.pdf (trad.N. Ryckewaert)
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