Ça y est, le troisième tome d’1Q84 d’Haruki MURAKAMI a livré ses secrets. C’est fini mais on ne le dirait pas car ça pourrait tout aussi bien continuer. Même si j’ai bien aimé sur le moment, pas plus que “Millénium” je ne crois pas que je relirai cette trilogie un jour (ça me prendrait trop de temps). Car du temps il m’en faut, par exemple, pour me délecter de tous les romans de Tom ROBBINS. Je ne reviens pas sur les “cow-girls” ni sur la “bien étrange attraction” dont je vous ai suffisamment chanté les louanges. Il en est d’autres désormais (enfin) traduits que vous ne devriez pas rater. Féroces infirmes retour des pays chauds (au titre délicieusement rimbaldien) vous baladera de l’Amazonie au Vatican, en passant par le Moyen-Orient, de la façon la plus picaresque (autant qu’hilarante) qui soit. C’est Gallmeister qui nous gratifie de ce monument ainsi que d’Un parfum de Jitterbug et Comme la grenouille sur son nénuphar, deux chefs-d’œuvre absolus. Villa Incognito (paru au Cherche Midi en 2003) est toujours disponible mais il vous faudra un peu plus chercher pour démerder (en le payant assez cher) Mickey Le Rouge (Presses de la Renaissance, 1981). Quant à Skinny Legs and All et son petit dernier B is for Beer, on espère ardemment qu’ils soient traduits sans tarder. Ce type a l’art de passer à la moulinette à peu près tout de la façon la plus éblouissante qui soit. Chacune de ses phrases est un univers. C’est jubilatoire à l’envi, 100% subversif et pas le moins du monde “politiquement correct”. Le grand Thomas Pynchon voit en lui “un conteur de toute première catégorie” car il a, précise-t-il, “une vision des choses qui éblouit l’esprit”. Sur celui qu’on qualifia d’auteur le plus dangereux du monde, on en apprend un peu plus grâce au texte de Philippe Beyvin (“Tom Robbins : l’écrivain de la joie”), publié en annexe de la “grenouille”. Sa devise serait Joy in spite of everything (La joie contre tout). Passant d’un thème à l’autre (le massacre systématique de l’écosystème, l’art et la place de l’artiste dans la société, l’immortalité, les démons du matérialisme, la religion), il ne cesse de nous répéter la même chose : il nous est indispensable d’apprendre à être heureux. Pour ce faire, il ne faut rater aucune occasion et “prendre conscience du fait que la clé du bonheur dont on est soi-même responsable (le seul bonheur sur lequel on puisse compter), c’est le refus de se prendre trop au sérieux.” Dans une interview récente, au journaliste qui lui demandait ce qu’il faisait quand il n’écrivait pas, ce jeune homme de 76 ans a répondu : “Je suis content que vous me posiez la question parce que j’ai effectivement un nouveau hobby. Je me suis lancé dans l’art du pliage de la charcuterie. C’est vrai. Je prends des tranches de jambon, de salami allemand et de mortadelle aux olives, et, en les pliant, je fais des petits animaux. Les petits animaux de la forêt. Ce matin, j’ai façonné tous les personnages de Bambi avec des tranches de fromage de tête. Malheureusement, je les ai mangés au déjeuner. Cela m’a donné l’impression d’être un feu de forêt.” Ce n’est pas un écrivain français qui répondrait des choses aussi “jetées”, ça non ! Tombez donc bien vite sous le charme…
Un autre Américain qui m’a secoué à moult reprises du “bon rire” c’est Jack DOUGLAS, dont Wombat publie pour notre plus grand plaisir Ne vous fiez jamais à un chauffeur de bus nu, recueil d’une exquise loufoquerie précédé d’un best of d’un autre livre de l’auteur Mon frère était fils unique. Frédéric Brument nous éclaire sur ce pionnier déjanté du stand-up dans une postface bien documentée, dans laquelle on apprend qu’il collabora avec Bob Hoppe et Jerry Lewis et que Woody Allen l’apprécie au point d’y faire clairement allusion dans son film Anything Else (la Vie et rien d’autre). Attendez-vous à tout (et au reste),
comme à cette citation de La Rochefoucauld : “Les roses sont rouges, les violettes sont bleues, le sucre est sucré, et maintenant au lit.” Tant que j’y suis à parler de Wombat, sachez que cette dynamique maison d’édition vient de faire paraître un épisode parfaitement inédit de l’ébouriffante saga de Gideon DEFOE, les Pirates dans : Une aventure avec les Romantiques. Grande révélation de l’humour british et véritable héritier des Monty Python, Defoe créa ses fabuleux pirates dont quatre tomes ont déjà paru en France au Dilettante (des aventures avec les savants, les baleines, les communistes, Napoléon). C’est délicieux et l’on attend impatiemment la sortie du film en 3D fin mars. Le Cactus inébranlable poursuit aussi son utile bonhomme de chemin avec une merveille de drôlerie (cette fois “bien de chez nous”) de Dominique WATRIN, Mijn vader is groot ou Comment je suis devenu un con qui ne parle pas le néerlandais. De l’école primaire au collège, voire ensuite à l’université, des enseignants s’esquintèrent à inculquer la langue de Vondel à un petit garçon francophone qui nous ressemble étrangement (sans parvenir à leur fin, on comprend pourquoi). Du vocabulaire de base à l’apprentissage d’une chanson (Jan, de mosselman van Scheveningen), des exercices ludiques à l’audiovisuele methode, de la conversation théâtralisée à la lecture d’un magazine, des temps primitifs aux Flamands qui le sont tout autant, rien n’y fit et la résistance à l’apprentissage persista. On se replonge avec joie dans les épisodes potachiques d’une vie qui est un peu la nôtre. Exemple : “— Madame, comment on dit “vélo” ? La professeur qui venait encore d’évoquer le mot de long en large, quelques minutes plus tôt, voulut faire de l’humour. — Bicycletteke ! rétorqua-t-elle du tac au tac. Et sans ciller, Laurent recopia docilement le mot sur le tableau, y oubliant un “t” au passage. L’enseignante faillit avaler sa langue. Elle comprit qu’il n’avait jamais entendu le mot “fiets” qu’elle venait de prononcer plusieurs dizaines de fois en deux jours. Nos esprits sans cesse à la recherche d’un prétexte pour s’amuser puisèrent, dans cet incident qui colla aux basques de Laurent jusqu’à la fin de ses études, l’occasion d’inaugurer une gamme de variantes dont on se délecta. Cela partit d’une simple question anodine posée à Madame Mertens, durant un exercice écrit, par Isabelle, la fille qui avait les meilleurs résultats de la classe, mais qui portait un horrible appareil dentaire, il y avait quand même une justice. — Madame, comment on dit “la jambe” ? demanda-t-elle de sa voix fluette, rompant le climat pour une fois studieux de la classe. Fidèle à sa tactique, la professeur renvoya la balle vers les autres élèves. — Qui peut lui répondre ? relaya-t-elle, en balayant l’assemblée du regard. Une grosse voix venue de nulle part troua le relatif silence qui régnait. — Guibolleke ! (…) — Ce n’est pas ça, mais c’est bien essayé, salua Madame Mertens.” Suivront les clebseke, gorilleke voire — Madame, je peux aller aux chiottekes ? puis les faux participes du genre Zijn arm is gesketeerd, qui fit un tabac au point que les récrés étaient réjouies par des conversations du genre : — Je vais me baladeren. Je dois discuteren avec mon cousin. Il est gearriveerd ; je viens de voir passer sa mobyletteke… Si vous voulez vous payer une pinte de bon sang belge, ne ratez pas ce livre godverdomme !
Quelques-uns de mes lecteurs m’ont su gré de leur avoir révélé les œuvres de J. BARINE (Recherches dans le temps perdu, Chambres closes et crimes impossibles, Pastiches et récits à contrainte). Ils n’hésiteront donc nullement à commander au Cymbalum Pataphysicum (11, rue de Courtaumont F 51500 Sermiers) le premier volume d’une collection “Gibbey contre l’ORLIPO”, Virus IHS, qui les laissera sur le cul. Le célèbre inspecteur triomphe cette fois-ci mais sont annoncés deux épisodes à paraître ( Dossier : Affaires courantes et la Mise en tropes) pour nous prouver qu’il n’a pas fini d’en découdre avec l’ORganisation de LIquidation
POétique qui veut asservir l’humanité. C’est pétillant et malicieux en diable et ça fait foutrement du bien par où ça passe. Le dernier VILA-MATAS, Chet Baker pense à son art (Mercure de France, Traits et Portraits) est, comme toujours, éblouissant. Il s’agit d’une sorte d’autoportrait, un critique littéraire (double évident de lui-même) tentant de faire le point sur ses goûts en littérature. S’y opposent la prose claire autant qu’efficace de Simenon dans les Fiançailles de Monsieur Hire au radicalisme artistique de Joyce dans Finnegans Wake comme les pôles antagonistes de l’écriture. Et la littérature entière ou presque y passe… Soyez donc attentifs également au Nouvel éloge de la folie, essais édits & inédits d’Alberto MANGUEL (Actes Sud). Dans sa préface, l’auteur (qui, rappelons-le, obtint en 1998 le prix Médicis “essais” pour Une histoire de la lecture) affirme que “nous sommes, dans l’âme, des animaux lecteurs et que l’art de lire, au sens le plus large, définit notre espèce. (…) Nous lisons notre propre vie et celle des autres, nous lisons les sociétés dans lesquelles nous vivons et celles qui se trouvent au-delà de nos frontières, nous lisons dessins et immeubles, nous lisons ce qu’abrite la couverture d’un livre. (…) Je crois qu’il existe une éthique de la lecture, une responsabilité dans notre manière de lire, un engagement à la fois politique et privé dans le fait de tourner les pages et de suivre les lignes. Et je crois que parfois, au-delà des intentions de l’auteur et au-delà des espoirs du lecteur, un livre peut nous rendre meilleurs et plus sages.” Cette quarantaine d’essais, articles ou conférences sont aussi intelligents que passionnants, du moins pour ceux qui dévorent avec incontinence la chose imprimée. Un “monument” à ne rater sous aucun prétexte : les Excentriques, de Michel DANSEL (Robert Laffont, Bouquins), une brique faisant la part belle à tous les grands déboîtés de la vie quotidienne “qui préfèrent caracoler sur les talus de l’insolite plutôt que d’évoluer sur les chemins de la norme”. Une multitude de créateurs, inventeurs, novateurs, artistes à la démarche émancipatoire, “fous littéraires” et autres hallucinés magistraux sont ici rassemblés sous le prétexte que “c’est la marge qui fait la page”. Ce panorama des bizarres de A à Z, précédé d’une “classification arbitraire et subjective des excentriques anonymes”, est suivi de textes choisis (de Champfleury, Nodier, Simon Brugal mais aussi Swift ou Brisset) pour illustrer cette plaisante galerie de portraits. On applaudira à la réédition d’un livre magistral de “l’utopiste flagrant et crucial” Pierre CHAMPION, le Cri inéluctable de l’oiseau, qui figure également dans ces annexes. Ouvrage indispensable donc ! Indispensable itou (quoique cher, 75 euros) le Fonds Paul Destribats, Une collection de revues et de périodiques des avant-gardes internationales à la Bibliothèque Kandinsky (Lagardère-Centre Pompidou). Il s’agit d’un catalogue de 1.018 notices copieusement illustrées recensant l’ensemble des revues parues entre 1850 et 1980 ! “Les publications périodiques ont fédéré les énergies de nombreux protagonistes des avant-gardes et ont servi de plates-formes de diffusion de la pensée, d’espaces d’expérimentations et de controverses, rôles aujourd’hui tenus par Internet.” Une mine de renseignements, un ensemble unique enrichi pendant 30 ans par un bibliophile inspiré, un fabuleux outil de travail !
Allez, encore quelques pistes et l’on pourra aller voir les filles ! J’avais négligé (erreur réparée depuis) les Femmes qui lisent sont dangereuses de Laure ADLER & Stefan BOLLMANN (Flammarion) mais comme l’on m’offrit les Femmes qui lisent sont de plus en plus dangereuses, j’apprécie les deux albums à leur juste valeur. Ce panorama de tableaux sur le sujet dans l’Art occidental est assez remarquable. ”Les livres ne sont pas des objets comme les autres pour les femmes ; depuis l’aube du christianisme jusqu’à aujourd’
hui, entre elles et eux, circule un courant chaud, une affinité secrète, une relation étrange et singulière tissée d’interdits, d’appropriations, de réincorporations.” Les fans du Maître de Cadaquès apprécieront Salvador Dali, L’invention de soi, de Catherine GRENIER (Flammarion). Le plus intéressant dans cet ouvrage c’est l’apport manifeste du Génie des “sous réalistes” à l’art contemporain (d’Annette Messager à Jeff Koons et beaucoup d’autres, photographes, designers, etc.). Les amants d’Alice déploreront que l’expo Alice in Wonderland Through the Visual Arts ne passe ni par la France ni par la Belgique. Après Liverpool, elle est pour l’instant (jusqu’au 3 juin) à Trento e Rovereto puis ira à la Kunsthalle d’Hambourg (du 20 juin au 30 septembre). Le catalogue (Tate Publishing) est somptueux et se commande sans l’ombre d’une hésitation. On dévore ce trio de choses agréables : le petit dernier de Nadine MONFILS, la Petite fêlée aux allumettes (c’est l’auteure qui est fêlée, et pour notre bonheur), Lettres d’engueulade, de Jean-Luc COUDRAY (Arbre vengeur), 62 façons jouissives de crucifier a posteriori nos bourreaux, le Roman de Raspoutine, de Vladimir FÉDOROVSKI (éditions du Rocher), une réhabilitation méritée du “starets”, assortie de chapitres assez ahurissants sur Lénine, Staline, Poutine ou encore sur les OVNI vus par le KGB ou les mysticismes postcommunistes. Terminons par notre chère scatologie, en constatant que le Seuil-Jeunesse, pour fêter ses 20 ans, réédite en un seul volume trois albums de PITTAU & GERVAIS Pipi ! Crotte ! et Prout ! Un zèbre qui pisse n’importe où, un éléphant aux pets tonitruants et un lapin qui laisse ses crottes partout, héros de trois titres “à succès”. On applaudira Grasset pour Dors et fais pas chier, d’Adam Mansbach, illustré par Ricardo CORTÉS, un livre “à ne PAS lire aux enfants” bien qu’il en ait toutes les apparences. “Berceuse hilarante du parent désespéré qui ne voit jamais son bambin s’endormir. (…) Taboue, refoulée, la rage parentale éclate au grand jour.” Une merveille ! Enfin un opus pataphysique d’envergure de Denis PARMAIN alias le Docteur Héronimus PARMINOS, les Miscellanées de Monsieur Chiottes (l’Invisible Éditrice, Collection du Schplaaaf). Ça part absolument dans tous les sens (textes et illustrations de choix) et le chiottophile (pour ne pas dire Chiottologue) nous offre là un ouvrage indispensable sur l’exonération de la matière. Il prend congé de nous, nous saluant d’un geste haut et précis, dans une belle révérence “laissant maintenant les flots du torrent emporter toutes les mélasses afin que limpide soit désormais l’océan des âmes”. Et je fais pareil.
André STAS, R.