Le monde du chômage croule sous les bonnes résolutions. Le chômeur se retrouve systématiquement chargé d’une dette envers la société, dette qu’il est sommé de payer en atteignant un taux d’employabilité digne de ce nom.
Écartons-nous d’abord de la situation belge pour mieux en saisir par la suite toute la singularité. Commençons notre petite promenade, disons… en Sicile…
Commençons par une rencontre avec Lelio, 34 ans, Sicilien, habitant chez ses parents. « Je voudrais de l’autonomie, mais à cause de ma situation, c’est impossible. Pour moi, le futur n’existe pas parce que sans un boulot je ne peux pas penser à créer une famille ». L’Italie serait le pays des « bamboccioni » (des « gros bébés », entretenus par leur parents) : le ministre de l’économie local qualifiait ainsi les jeunes de son pays qu’il accusait de ne pas avoir envie de de travailler, préférant quitter le nid familial le plus tard possible.
Lelio, sans emploi depuis mai, s’obstine à chercher un boulot. Il emprunte la seule voie possible dans la région où il vit : la recommandation par une « connaissance » : « De septembre jusqu’à décembre, j’ai fait le maçon occasionnellement, au noir bien évidemment ! Je n’avais aucune notion du métier mais il faut s’adapter et être prêt à tout. ». Les difficultés ne manquent pas : « Je ne peux pas payer ma voiture et comme je suis au chômage temporairement, je suis allé à la banque pour un prêt. Pour l’obtenir, il fallait que mon père signe comme garant. Et si je ne trouve pas un boulot, c’est lui qui devra la payer… Et ça, ça me dérange énormément ».
Avant, Lelio travaillait dans une raffinerie, dans un contrat à durée déterminée. À l’époque, il avait accepté de ne percevoir que la moitié du revenu qui lui était dû. Impossible de faire appel aux syndicats par crainte de perdre son travail : « C’est un moment de ma vie où j’assume mon âge et le système corrompu et malsain… j’attends le miracle ! ».
Bien d’autres histoires de vie similaires existent en Sicile. « Moi, j’ai un boulot que je n’aime pas. Je travaille dans un supermarché et je n’ai pas le courage de le quitter pour trouver mieux ». Beaucoup de gens, comme Beppe, ne sont pas heureux du boulot que la vie leur a réservé et rêvent d’en trouver un autre. En même temps, la culpabilité les ronge : « Je sais que je n’ai pas étudié et donc je ne peux pas revendiquer un travail qui corresponde à mes attentes, mais je crois avoir le droit de rêver ! ». Un chômeur quelconque pourrait penser que Beppe se montre un peu tatillon – après tout, « c’est la crise!». Pourtant, ses rêves ne volent pas si haut : « J’envoie des CV un peu partout, mais ça reste dans les supermarchés. Je me sens exploité actuellement. »
La précarité touche tout le monde, même les diplômés. Marco a fait de longues études, elles lui ont permis de trouver un travail tout de suite. « J’ai la chance de faire le travail de mes rêves. Je suis un archéologue et je me rends compte que ce n’était pas facile de trouver un boulot dans ce domaine. » Mais comment rester motivé quand les CDD, influencent toute une vie, comme une maladie incurable. « Je sais très bien que je ne peux pas me détendre. Je vis dans l’anxiété et chaque fois, quand mon contrat se termine, j’ai peur qu’il soit pas renouvelé. »
Marco attend avec impatience le prolongement de son contrat pour une année de plus. Pendant ce temps-là, il ne doit pas se tourner les pouces. « Je cherche toujours des alternatives à côté de mon emploi ».
Remontons vers la Belgique. Malgré la persistance d’une ancienne rumeur porteuse de flux migratoires selon laquelle « En Belgique, il y a du travail pour tout le monde », on comprend très vite que la réalité a pris quelques distances avec le mythe.
Suivons Pierrot, chômeur depuis cinq mois. Voici sa journée-type. « Tous les matins, j’allume mon ordi, je vais dans ma boîte aux lettres
et je vérifie si une entreprise a répondu à l’envoi de mon CV. » Il recherche des annonces sur le site du Forem. Certains jours, il ne trouve rien, d’autres jours, une entreprise lui demande une lettre de motivation ou lui propose un entretien d’embauche.
Enfin un rendez-vous! « Je prends toute la journée qui précède celle où j’ai un entretien pour me préparer ». Pierrot est un pro : il a déjà fait une quinzaine d’entretiens! Mais ça n’a jamais débouché sur rien – pour l’instant. « Avant, je travaillais. C’était un contrat de remplacement de 3 mois ».
Dans la conjoncture économique actuelle, Pierrot a revu ses prétentions à la baisse. Il postule dans tous les domaines : « Je ne m’arrête pas à mon domaine de prédilection qui est le commerce international. Je me rabats sur des boulots plutôt administratifs, ou alors sur des Call center. J’avoue qu’au début, cela m’était plutôt difficile, mais je me suis dit qu’il valait mieux élargir mes possibilités ».
Ça reste toutefois insuffisant : « Il y a toujours une personne meilleure que moi. Mais je reste motivé et je m’accroche car j’espère que ça finira par payer… »
A côté du besoin d’argent, raison principale qui pousse les gens à chercher un travail, il y a aussi une composante que Pierrot tient à nous rappeler: « Sans argent, il nous est difficile de vivre mais ce n’est pas le plus important. Pour moi, le travail est un énorme facteur d’intégration sociale. Ça te permet de faire des rencontres, d’être reconnu ».
Le chômeur subit une sorte de stigmatisation : « Ce qui est dommage c’est que les gens font des généra-lités sur le chômeur. Ils n’arrivent pas à se dire qu’il y a des personnes comme moi qui cherchent vraiment. Je suis convaincu que la discrimination existe, mais en même temps, elle est justifiée dans certains cas. Certains chômeurs entendent le rester… »
Il y aurait donc des bons et des mauvais chômeurs? Pas si simple : nombre de situations se caractérisent par leur trouble, leur complexité. Dans le monde associatif ou culturel, par exemple, beaucoup de travailleurs doivent s’appuyer sur le chômage pour s’en sortir financièrement. Ils gravitent dans un drôle de monde hybride et non-reconnu. Car l’ONEM ne prend pas en compte le travail réellement accompli, mais les contrats. Alors, il faut ruser, sans pour autant être malhonnête. Marie, chômeuse de 27 ans, a fait l’expérience d’un impitoyable monde bureaucratique : « Mon but était de travailler dans une ASBL. En tant que bénévole, j’ai renvoyé le formulaire ad hoc pour n’avoir pas des problèmes face à l’ONEM. Malheureusement, j’ai indiqué que je travaillais pour un total précis d’heures par semaine, quand j’aurais plutôt dû spécifier que l’horaire était variable, selon les besoins. Résultat : l’ONEM a établi que je ne suis plus disponible sur le marché de l’emploi ».
La culpabilité reste très forte. Le chômeur se retrouve souvent en position d’accusé : « 750.000 chômeurs en Belgique et on te fait croire que c’est ton affaire à toi tout seul » 1. Pierre, lui, garde les idées bien claires: « Je ne me sens pas coupable et je ne pense pas avoir une dette envers la société dans la mesure où je fais tout pour sortir de cette situation. Je ne profite de rien, je fais de mon mieux et je n’ai rien à me reprocher ».
Les chômeurs rencontrés sont souvent décidés à obtenir un boulot. Parfois, désespéré, ils en oublieraient même volontiers leur désir d’épanouissement personnel – qui passe alors dans la catégorie des rêves. Celle que la contrainte (du marché du travail ou de l’administration) s’occupera d’ailleurs de leur faire définitivement oublier…
Antonia Di Falco
Notes:
- Choming Out, « les désirs ne chôment pas », Éd. D’une Certaines Gaieté, 2010. ↩