Aléas foireux des précaires

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Tome 1

« Ma résolution?
Cette année, je visite Barcelone.
Mais, non, ça vaut pas, c’est pas une résolution, ça.
Écris plutôt : Je tourne sept fois ma langue dans ma bouche avant de prendre une résolution… »

Charleroi-Sud. Le train entre en gare à l’heure des premiers navetteurs. J’en sors d’un pas avisé, il s’agit de ne pas rater l’avion. Dans la boulangerie de la gare où je prends un café, les traits des navetteurs ont été tirés du lit. Les regards traînent sur la gare en travaux. A l’arrêt du bus A, les valises à roulettes suivent les jambes alourdies par le froid du matin, tirées par des mains sèches. Le bus arrive, se charge de voyageurs, traverse la ville, monte sur l’autoroute. Il n’y a pas d’excitation dans mes gestes. Je me dis. Je fais partie de ce groupe de gens qui a choisi de prendre l’avion pour un court séjour et de payer le moins possible. En face de moi, balloté par les cahots du véhicule, un homme en costume pleure en silence derrière sa paire de lunette. La ville de Charleroi n’est pas plus jolie aujourd’hui. Je suis déçue, j’espérais un lever de soleil rougeoyant… on sort du bus en silence. L’aéroport est plein déjà. Il y a ceux qui viennent en transport en commun, ceux que l’on dépose, ceux qui ont les moyens de payer le parking, ceux qui viennent en taxi, petite hiérarchie sociale des voyageurs low cost… Mais toujours petites destinations, petits séjours, dans des petits hôtels pour de petites affaires. De Charleroi décollent des avions pleins de touristes et d’hommes d’affaires de seconde zone qui payent pour partir mais déjà sont vendus. J’aimerais savoir pour combien. Ils ont vendu mon regard avec celui des autres blafards tendus par le voyage. Vendu à ceux qui me suggèrent comment m’habiller, quoi sentir, quel air respirer, quel sport pratiquer et quelle boisson boire, vendu à ceux qui m’enjoignent à voyager et en déterminent le prix à payer et la fréquence idéale. Vendu le volume de mes bagages à une marque de valise qui en a déterminé le gabarit, mon ouïe à des entreprises de gadgets, mon inquiétude à des assurances, mon ticket de bus à une chaîne de restauration. Mon temps solitaire de confection de la merde, ils l’ont même vendu à des constructeurs de bagnole. Décollage, voyage dans la même veine. Puis atterrissage. D’où me vient cette idée saugrenue que j’ai quelque chose à vivre dans cette ville plutôt que dans une autre. Il y a dans le voyage un espoir de rebond. Trip. J’atterris… pile à l’heure de l’apéro. Du métro, je débouche en plein centre et vais boire un Cava dans un bar à tapas. Autour de moi, ça parle surtout la langue de Merkel, de Berlusconi et du prince Harry. Après, le séjour comme prévu est trop court, plein de déceptions fugaces, pour finalement, rentrer chez moi. Le temps du trajet et c’est le soir. Il fait froid, je vais me doucher parce que le trip m’a refroidi…

M’a refroidi l’âme.

Je ne sais plus très bien pourquoi je suis allée là-bas. J’ai même pas croisé Xavier Bardem.

Il est d’usage dans les grandes villes que les rues commerçantes plombent le centre avec le même parfum écœurant, les mêmes bits, il est convenu que les quartiers typiques soient typiques, qu’entre le typique et le commerce, on puisse éviter la misère. À Barcelone bien sûr, la pluie plus rare est moins drue, les silences sont catalans et près du port, ça sent le poisson. Mais derrière les grandes enseignes, les façades art nouveau, la mouise et l’infortune rase les murs. Tout m’enjoint à ne rien lire derrière le standard méditerranéen du bonheur, les arts de vivre qu’on dit nouveaux mais qui sont vieux comme l’esclavage des uns au profit des autres. Les règles étroites de ma surdité, de mon muselage progressif, de mon égocentrisme ont été rêvées par ceux-là même qui profitent de ma force de travail, de mon horaire cassé, de mon harassement et de mes envies de vacances, city-trips aériens. Là, j’ai fait Barcelone, l’année prochaine, j’hésite… Budapest,
Berlin ou Bologne. L’Europe est pleine de surprise… L’année prochaine, je visite le plateau hesbignon ou bien Bruxelles. Il paraît que dans les pubs près de la gare du Luxembourg, l’ambiance est impayable, que les eurocrates font du vélo en costard et qu’aux feux rouges, c’est pas des toxs qui font la manche mais des jongleurs… Que du bonheur.

Tome 2

« Moi? Ma résolution?

Cette année je participe à un groupe de réflexion sur le chômage.

Hem… non, écris plutôt : Je trouve du boulot… »

C’était un apéro thématique sur les relations travail-chômage. La réforme de l’assurance-chômage et des pensions risquant bien de nous tomber sur le coin de la tête un jour ou l’autre, il s’agissait de ne pas l’attendre, bras ballants. D’en saisir les enjeux, d’aviser.

On avait emprunté la voiture du frangin, qui arrivait pile à l’heure de l’apéro aux Guillemins.

On le choppe, le temps d’arriver, on est en retard académique. Tout roule, on se dit.

Tout roule, sauf le train. En retard.

Pas grave, vingt minutes, c’est le temps d’une trente-trois à la taverne en face. Le serveur est tout frais. Agité comme un chat à l’heure de la sieste, il en oublie nos bières. Elles arrivent cinq gorgées avant le frangin. On termine à trois.

Puis on traverse la ville dans le soir et finalement, on arrive à l’apéro à l’heure du souper. Depuis dehors, à travers la vitrine, on aperçoit des gens qui parlent, bien assis dans leur cercle. Ils ont l’air concentrés, on l’est moins. Ils rigolent poliment. Le film est muet, on pose les paroles que l’image nous inspire, de loin. Faut dire qu’on se poile. Comme des mômes de 10 ans qui espionneraient leur grande soeur en pleine séance de confidence. Il nous manque le son.

Mais tout d’un coup on est frileux à l’idée de participer à la réunion. Parce que si on a un certain nombre de choses à en apprendre sur la sauce à laquelle on va être mangés, on a des doutes sur le sens du processus, sur la distribution aléatoire de la parole et puis de toute façon, qu’est-ce qu’on a à dire? On ne maîtrise pas le discours lié au chômage. Apéro, joute? Il me manque une ou deux clé… Pourtant à nous trois, on totalise combien? Trente années d’inscription à l’Onem?

Ce qui arrive aux grands téméraires lorsqu’ils ont pas le courage, c’est qu’ils vont boire des coups en se justifiant politiquement.

Pour le coup, on s’est figé une marge, au milieu.

Entre ceux qui se font dégommer vicieusement par les contrôles, paumés dans la paperasse, et ceux qui maîtrisent le discours qui chipote. Le groupe de ceux qui viennent jusque là et restent plantés derrière une camionnette ou la ferment, va savoir…

Finalement on rentre pour manger parce que c’est pas tout ça mais ça creuse.

Ça creuse l’âme.

On n’a pas joué le jeu, pas même tenté d’apprivoiser le discours et son sujet, l’exercice nous inspirait, il nous manquait les règles mais surtout le courage de les enfreindre le cas échéant. Les chômeurs sont des pairs, pas nécessairement des sœurs, des frères. Leurs combats se fédèrent par hoquets d’où émerge souvent le rodage du discours, porté, c’est incroyable, par une poignée de quelques-uns. Et j’ai beau tourner le pot dans tous les sens, le couvercle ne tombe pas. Faudrait-il résumer que ce soir-là, on a juste pas eu le courage, parmi les autres, de serrer les fesses et de peser nos mots, de réfléchir intelligibilité et pertinence. Il s’agissait pourtant d’un domaine où, précisément, c’est le collectif qui est ciblé, comme droit (cohabitants, solidarité et confiance dans la jeunesse, dans la vieillesse) et comme réponse à ce qui dans le travail peut fragiliser et isoler. Il s’agissait d’ébaucher et de fédérer. On a fui par timidité ou crainte de s’emmerder, de n’être pas à la hauteur, dans un domaine où ce qui est visé, c’est la tête haute, le droit au doute et au flottement, à la fragilité, où la cible est l’autonomie, la franchise et la légèreté non pas comme issue mais
comme valeur, à tout prix.

La part disponible d’inconformité…

Cette année, ça y est…

J’accepte ce qu’on veut de moi…

J’accepte ce que On veut de moi.

Engagée, libre, flexible, généreuse, travailleuse, volontaire, stable, consciencieuse, souriante.

Je serai moins empreinte de doutes, moins fatiguée, plus sportive, moins sensible, plus forte, plus au point, moins floue, plus sûre, mieux au chômage, plus disponible au boulot. Je vais être plus dure, plus tendre. Je serai moins mère poule, je serai là. Efficace, rigoureuse. Je serai là. Je serai là pour toi.

Danser sur ma tête? M’écrouler?

J’accepte ce que On veut de moi.

Je serai là… pour toi.

Et toi aussi… Sois ce que On veut de toi…

Sois sportif, intelligent, ouvert, volontaire, fort, flexible, vif.

Réussis. Réussis, réussis. Réussis.

Parle bien, sois poli, bats-toi, apprends bien tes leçons, exprime-toi, écoute, lave-toi les mains, réponds, sois plus clair, explique-moi, bouge-toi, ne réponds pas, dis merci.

Sois moins gros, moins lent, moins fatigué, moins triste, moins d’origine, ne bouge pas! Ne sois pas solitaire, ne sois pas si rigide, mange bien, ne mange pas trop…

C’est bien. C’est comme ça.

Danser sur ma tête? M’écrouler?

… mais j’accepte ce que On veut de moi.

On est fort, solide, la trentaine satellite. On n’a plutôt pas d’enfants, est mince, vif, beau, On sent légèrement le parfum, est drôle et poli, ouvert, volontaire, ambitieux. On est stable, pas d’origine. On adore sa maman, a les ongles soignés. On est décidé, a bien réussi. On est heureux en amour, disponible, efficace. Cette année, On ira loin… sans moi.

On m’emmerde.

 

Muriel Deborman

 

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