Il y a 20 ans, dans son premier édito, Antaki part de ce constat pour justifier la création de C4 comme moyen d’expression original par et pour les chômeurs : « (demain) Il n’y aura plus seulement un marché de l’Emploi, mais aussi un marché du Non-Emploi, une économie spécifique, qui remodèlera totalement notre environnement. Il n’y aura plus uniquement des gens qui ont un travail et d’autres qui en attendent un, mais des gens qui travaillent, et des gens qui ne travaillent pas,… Dans un même monde ? »
C4 assume donc pleinement dès le début le fait d’être un outil expérimental au service des expertises et des discours minoritaires des chômeurs. Or, relayer la parole des minorités et remettre en cause le Travail comme pierre angulaire de notre système social déterminent la façon dont on conçoit le politique et dont on considère le travail militant… C4 ne sera résolument pas un canard militant gauchiste de plus. Par contre, au gré de ses évolutions, le magazine posera souvent avec plus ou moins d’acuité son regard sur les luttes sociales qui nous entourent et sur les pratiques militantes émergentes qui les sous-tendent.
Les particularités originelles de C4 — une sociologie minoritaire et une démarche exploratoire — feront consciemment ou non de ce magazine un outil d’expression radicalement post-fordiste, post-idéologique, et post-militant, ou post-communiste en tout cas.
Quand on regarde la version des débuts, ce qui frappe, c’est l’absence totale de parti pris idéologique qui sous-tendrait l’entreprise. C’est un journal fait par les chômeurs pour les chômeurs qui a avant tout une visée pratique et informative. On y trouve de la débrouille, des annonces du Forem ou de la Région wallonne, du ludique, un peu de second degré, mais surtout beaucoup, beaucoup de droit social, mis si possible à la portée du public des files de pointage. Qu’ils puissent se défendre, mieux vivre… Mais pas de revendication, et encore moins d’appel à la révolution !
Bien sûr, dans les premières années du magazine, à travers quelques portraits, notamment ceux de la rubrique « Eux parmi nous », on sent où va la sympathie des journalistes, notamment vers des militants de gauche, contraints à l’exil, Chiliens, Marocains, Congolais… Mais rien de très flagrant.
C’est à la faveur des changements, croisements, interpénétrations d’équipes qu’au tournant des années 2000, le projet va peu à peu évoluer. Il y a aussi le fait que la rédaction a peu à peu fait le tour du droit social du chômage, du moins jusqu’à l’introduction en 2004 des réformes sur le contrôle de l’activation des demandeurs d’emploi. Certains journalistes vont alors s’engager au côté des sans-papiers, dans le Collectif contre les Expulsions, puis dans d’autres collectifs proches. On retiendra aussi un vif soutien des Marches Européennes ainsi que la campagne contre les visites domiciliaires pratiquées par l’Onem. Puis, à la suite de Seattle et de Gênes, C4 se fera accompagnateur critique du mouvement altermondialiste… Pour s’orienter plus largement vers la précarité sous toutes ses formes, ses luttes, ses façons d’être, ses difficultés…
Il y a un double mouvement entre C4 et le militantisme. Avec d’un côté, des collaborateurs qui par l’exploration du quotidien des précaires vont en venir au militantisme, et d’un autre, des militants, souvent un peu désenchantés par leur parcours activiste, qui vont se jeter dans l’analyse exploratoire et revenir à froid, par le bas, sur leurs expériences politiques. Et cet aspect auto-réflexif sur les pratiques militantes en cours est aussi une des spécificités du magazine.
Si C4 a parfois été un journal de militants, il n’a jamais été un journal militant !
Et s’il y a une filiation, ce n’est pas avec le gauchisme mao, trotsk’ ou coco, mais peut-être davantage avec les mouvements autonomes des années 70-80, les expropriations, occupations, autoréductions… Tout ces gens qui ont tenté par
leurs pratiques joyeuses de créer du commun(-isme) ici et maintenant en autogestion, loin des partis, des grands soirs et des lendemains qui (dé-)chanteront plus tard…
En élargissant son champ d’exploration à toutes les précarités, en donnant la parole à toutes les minorités, C4 a pris le parti pris des multitudes hétérogènes, loin des discours de gauche en appelant au peuple et aux travailleurs. En se rapprochant du Collectif contre les Expulsions, du Collectif sans Ticket, des collectifs de squatteurs, de tous ces gens qui revendiquent des droits par des actions concrètes non-violentes, C4 a pris la mesure de ce qu’on peut nommer « processus d’empowerment » 1, qu’on pourrait traduire par autonomisation, capacité collective à retrouver de la puissance créatrice de solutions…
Changer le monde sans prendre le pouvoir, encore une fois, en somme, comme on l’a déjà exposé dans ces pages maintes et maintes fois, et sous combien de formes différentes, et comme le propose John Holloway, à qui nous avions consacré quelques colonnes de la rubrique « No global » dans un précédent numéro. Loin des revendications creuses, d’une idéologie purement discursive, des incantations négatives et plaintives, loin d’un paysage politique sourd et impuissant… Du côté des explorateurs, des tentatives diverses, des balbutiements, de la créativité, de la diversité, des erreurs et des paradoxes, vers d’autres possibles, et dans la bonne humeur, si possible.
Non, vraiment, C4 n’est pas et ne sera jamais un journal militant — juste parfois et peut-être un journal de militants.
Raf Pirlot & Vinz Otesanek
Notes:
- Empowerment est ici à prendre dans un sens « de gauche », de lutte sociale collective, et non pas dans le sens qu’on lui donne de plus en plus souvent, libéral et moralisateur de responsabilisation individuelle, de capacité à se débrouiller tout seul sans Etat providence. Même si, dans les 2 acceptions, il s’agit bien de trouver des solutions concrètes à sa situation, sans attendre de l’Etat et du politique qu’ils règlent tout. ↩