En 1992, j’allais commencer une formation qui m’amènerait sur le marché de l’emploi. Depuis, je l’ai terminée et j’ai connu aussi bien des périodes de chômage que de travail. Dans mon cas, ce qui a traversé toutes celles-ci, c’est le stress. j’ai voulu étendre mon expérience subjective à la société entière.
Il y a quinze ans, je pénétrais dans le monde du travail, celui de l’enseignement, avec les collègues engagés-dépressifs et avec les collègues résignés-fonctionnels. Je découvrais un sentiment de malaise diffus. Dans ce cas-là, on essaie un établissement, puis un autre, un intérim, puis un autre.
Maux de tête, perte de confiance en soi. J’ai vécu ce que beaucoup de travailleurs traversent. Mais, à l’époque, quand je pensais au burn out, je pensais au kar_shi en imaginant une espèce de kamikaze exotique dans une usine high tech. En fait, ce phénomène touche beaucoup de travailleurs dans l’associatif et le social, notamment. Ils travaillent par idéal ; ils ne comptent pas nécessairement leurs heures ; ils exercent parfois d’importantes responsabilités sans moyen et doivent travailler dans l’urgence. La pression de l’idéal, de l’implication, constitue un facteur de risque pour le développement de surmenage, de dépression – quel que soit l’idéal en question : la pression est intériorisée. Au départ, le contrat de travail engage la prestation d’un service, quantifié au niveau horaire, contre rémunération, elle aussi quantifiée, rien de plus.
Outre les secteurs militant, associatif et éducatif, le surmenage professionnel a prospéré et s’est étendu à de nombreuses catégories socioprofessionnelles au cours de ces vingt dernières années.
Vingt ans d’angoisse
En vingt ans, ce qui a bougé fait partie de ce qu’on ne peut nommer, de ce qui ressort du rapport à l’autre et à soi. Les glissements sociaux ont changé et le monde du travail et le monde du chômage. Ils ont affecté la vie la plus intime, la plus individuelle qui soit. S’ils font l’objet de reportages 1 ou de textes, ces phénomènes n’en restent pas moins compliqués à verbaliser : les victimes sont touchées dans leurs capacités langagière, cognitives ; elles ne conceptualisent la chose que difficilement ; au mieux, elles ne font émerger qu’un ça dans leurs dires.
Ce ça, c’est ce qui ressort du discours politique mi-culpabilisant, mi-menaçant ; ce ça, c’est un rapport de force dans le travail ; ce ça, c’est l’explosion du travail intérimaire 2, des heures supplémentaires non payées (il y en a d’autres derrière qui attendent), c’est le développement des maladies mentales et leur apparition dans l’espace public 3; ce ça, c’est la confiance en soi qui part en lambeau à force de menaces, de pressions, de dévalorisations. Ce ça, c’est les faux indépendants dans la construction, sans indemnité en cas d’intempéries ; c’est cette femme qui travaille depuis dix ans comme démonstratrice de produits en tant que … journalière. Son patron lui-même subit la pression des distributeurs du matériel dont il organise la promotion.
Le ça, c’est cette travailleuse syndicale qui regorge d’histoires de ça, typiques de ces vingt ans. Elle me les raconte comme on confie une blessure intime. En l’entendant, j’ai l’impression de la décharger d’un poids, le poids du travail de ceux qui travaillent pour ceux à qui le travail fait mal. Elle parle de la précarité des femmes. Les travailleuses en titres-services, par exemple, subissent des horaires de plus en plus irréguliers du fait de la pression et de l’énorme flexibilité qui pèsent sur … ceux chez qui elles font le ménage. Le surmenage, ou burn out, est alors proche.
Vingt ans de chômage
Ce ça,
touche aussi bien les travailleurs – harcelés, menacés et précarisés avec le développement de l’intérim et des titres-services – que les chômeurs – confrontés à un sentiment d’inadéquation, d’échec et de pression au résultat. Ils subissent un ostracisme social (ne fût-ce que par la honte qu’ils éprouvent) ; ils doivent trouver un emploi et, depuis 2004, prouver qu’ils en cherchent un, ce qui intériorise la pression ; de manière individuelle, ils sont contrôlés par l’ONEM avec la menace de la suspension de leurs allocations ; ils subissent les déclarations d’intention des politiques de manière imprévisible ; ils sont stigmatisés par les médias dominants dans des articles sans fond 4.
En 1993 et depuis 2004, les chômeurs sont encadrés par des plans d’accompagnement/exclusion. La fin des années nonante a vu passer de nombreuses réformes du chômage et du droit du travail. Pas toujours dans la mauvaise direction d’ailleurs. La législation sociale a sans cesse été l’objet de mouvements de va-et-vient 5 accompagnés de déclarations d’intention du monde politique – intentions éventuellement jamais concrétisée par des mesures –, ce qui a fait planer une vague menace, un malaise chez les allocataires sociaux.
En vingt ans, les plans d’aides à l’embauche se sont multipliés 6. Il y a cinq ans, je me retrouvais dans l’un des dispositifs qu’ils organisaient. Ces divers sous-statuts ont été réunis sous le label APE en 2004. L’allocataire a désormais des « points » en fonction de son parcours, son embaucheur est rémunéré à l’embauche en fonction des « points ». Ces points individuels peuvent avoir un effet pervers: ils ne lient plus le succès éventuel d’une recherche d’emploi à l’énergie, à la motivation qui y est mise, par l’employeur ou par l’employé – ce qui pose d’autres problèmes – mais à un statut, ce qui a pour effet, pour celui qui a peu ou pas de points, de combiner la pression au résultat en terme de recherche d’emploi au manque de moyens (de points) pour l’obtenir.
Fuir ou disparaître
Face à une dépression professionnelle, soit le sujet entérine son anéantissement psychique, soit il met au point des stratégies de résistance, de contournement ou d’opposition qui lui permettent de conserver son intégrité psychique – l’alcool et les drogues ne soignent pas la dépression.
Pour éviter de disparaître psychiquement, le (ou la) surmené(e) doit développer des stratégies de fuite. La parole est la première réaction – avec des collègues, des amis, des proches : elle prévient la culpabilité, elle travaille à la prise de conscience et elle permet de relativiser la situation ou de la re-cadrer. Ensuite, vient l’action. Je pense aux groupes activistes, je pourrais citer les grèves, l’assignation en justice, les consultations médicales 7. D’une manière ou d’une autre, si possible collectivement, il s’agit de répondre au stress subi. Enfin, idéalement, il s’agit d’imaginer et de construire une façon de fonctionner sans agression. Il s’agit d’inventer une utopie.
Par exemple, ces vingt dernières années, j’ai été témoin de luttes diverses, de marches européennes pour l’emploi, de collectifs (Collectif contre les expulsions, Collectif sans ticket, Chômeurs pas chiens …). Ces luttes ont parfois été payantes politiquement : l’AMI n’a pas été ratifié (l’ACTA qui lui succède est en passe de connaître le même sort) ; les visites domiciliaires de l’ONEM ont été abandonnées; les travailleuses du secteur des titres-services ont obtenu des avancées significatives (revalorisation salariale, indemnisation des trajets) et puis, surtout, au milieu des annonces fracassantes du politique sur les chômeurs, sur les allocataires sociaux, sur les pensionnés, elles ont permis de rompre l’isolement et de chercher un sens à la politique, au vivre ensemble.
Walden
Notes:
- voir Malades du travail sur Arte, par exemple. ↩
- Selon un dépliant de la CSC, il y a environ 90 000 intérimaires au travail tous les jours en Belgique. ↩
- On lira, par exemple, Christophe Dejours ou Alain Ehrenberg sur ce sujet, dans toutes les bonnes bibliothèques. ↩
- Cf., par exemple, la série d’articles sur les tabous belges dans Le Soir ou encore l’article du Moustique qui renvoie dos-à-dos les fraudeurs fiscaux et sociaux. ↩
- Les ALE ont été réformées en 1994, les chômeurs de longue durée ont dû s’y inscrire – il s’agissait de favoriser leur activité, fût-elle au rabais – mais, en décembre 2009, les chômeurs en ALE seront poussés vers les titres-services, les activités ménagères étant exclues des ALE. De même, en 1996, l’article 80 était adopté : il organisait l’exclusion des chômeurs cohabitants (surtout des chômeuses) puis abrogé avec le plan d’activation – exclusion de 2004 et enfin remis au goût du jour sous une autre forme dans l’accord gouvernemental de décembre dernier. ↩
- Plan Rosetta, PFI, Maribel, FBIE, ACS … Ces divers plans, avec quelques variantes pour l’un ou l’autre, réduisent systématiquement la masse salariale, en baissant les cotisations sociales ou en aidant directement l’employeur. Il s’agit essentiellement de cibler les chômeurs de longue durée ou les jeunes, ou les non-qualifiés. Mais l’argent va à l’embaucheur. ↩
- Cf. Une clinique du travail dans la région liégeoise : http://www.cites-stress.be/, des groupes constitués suite aux dernières mesures
gouvernementales : http://www.1000milliards.be/ ↩