La monnaie, cette méconnue

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Depuis quelques années de nouvelles formes de paiement vivent un grand essor en Europe : les monnaies complémentaires ou locales font partie de ces nouvelles tendances pour passer à la caisse. Différents projets ont vu le jour en France, en Allemagne et aussi en Belgique : le Ropi à Mons et l’Epi lorrain. Les Liégeois ont pour leur part lancé symboliquement le Valeureux lors du festival Tempo color. Ils ont par la suite formé un groupe de réflexion soutenu par différentes asbl locales afin de lancer prochainement une monnaie complémentaire dans la Cité ardente.

Il y a autant de descriptions de la monnaie complémentaire que de monnaies complémentaires dans le monde, car chaque monnaie a ses propres objectifs et naît dans des situations et des contextes tout à fait singuliers. Cependant, elles partagent deux caractéristiques de base : d’une part, le fait d’être complémentaire – il s’agit d’un système conçu pour être utilisé en combinaison avec des monnaies courantes — d’autre part le fait de ne pas poursuivre un but commercial. C’est pourquoi on les appelle bien souvent des monnaies solidaires, car elles tentent de favoriser une économie plus éthique. Si on s’en tient à une description plus académique, Bernard Lietaer et Margrit Kennedy, dans leur ouvrage « Monnaies régionales. De nouvelles voies vers une prospérité durable », définissent « comme une monnaie régionale toute monnaie complémentaire dont l’objectif est de répondre à des besoins insatisfaits en euros dans la région et qui mobilise des ressources régionales insuffisamment utilisées ». Le rôle des groupes de réflexion comme celui créé à Liège est d’établir une série de besoins inassouvis afin de les connecter avec les ressources sous-utilisées dans la région, dans le but de poser des bases pour la création de la future monnaie.

Bien que le nombre de monnaies complémentaires se soit considérablement accru dans les vingt dernières années — Sel, Sol, Regio… —, ces types de monnaies existent depuis longtemps. Selon l’économiste Bernard Lietaer, des systèmes comparables remontent au moins à l’époque de l’ostracon en Egypte, puis ils ont été bien présents pendant le Moyen Âge, et plus récemment lors de la crise de 1929 : des monnaies locales étaient apparues en Europe lorsque la nationale se faisait trop rare. De ces expériences sont nés les deux principaux systèmes de monnaies complémentaires : le système de troc, qui vise les entreprises, et le SEL, système d’échanges locaux qui concerne les particuliers. De nos jours, ces systèmes se sont conjugués. Les expérimentations en cours partout dans le monde s’adressent à la société en général, aussi bien aux entrepreneurs qu’aux consommateurs, en passant par les collectivités locales. Ces nouvelles expériences se divisent en deux grands courants selon les liens entretenus avec la monnaie officielle : les monnaies non-fondées sur la monnaie nationale et celles adossées à la monnaie nationale. Les secondes représentent la plupart des dernières-nées car elles permettent une mise en route à partir d’un petit groupe de personnes, avec au moins un ou deux experts qui dirigent les actions. C’est le cas du groupe de réflexion liégeois qui compte un nombre réduit de participants ayant des connaissances économiques et des savoirs spécifiques sur la mise en place des monnaies alternatives.

Alexandre Liesenborghs, étudiant en économie, fait partie du groupe de réflexion. Il fait le relais entre Liège en Transition, porteur du projet de monnaie alternative, et les réseaux de financement alternatif, qui aident à mettre en place ces projets. Depuis décembre dernier, le groupe de réflexion travaille activement et est désormais dans la phase de finition: « On essaie de savoir quelle est la meilleure façon de mettre en place une monnaie complémentaire et aussi quelle sorte de monnaie, parce qu’elle peut être de tout type et peut favoriser tel ou tel aspect, soit le social, soit l’inclusion, soit l’aide aux artisans ou alors l’aide à d’
autres structures » affirme Liesenborghs. À ce stade, ils ont déjà défini certains objectifs principaux : favoriser l’agriculture locale, mettre en place un circuit court — qui se ferait à travers la création d’un G.A.C (Groupe d’achat commun) se fournissant directement chez l’artisan et le producteur —, susciter l’inclusion dans l’émission de la monnaie et l’éthique dans son utilisation.

Cependant, une question reste encore en suspens : quel type de monnaie mettre en place pour favoriser ces aspects ? Les réflexions se centrent sur deux projets, présentés par ses auteurs : Le Robin, défendu par Jean-Marc Flamant, son créateur, qui défend la mise en place d’ « une monnaie émise grâce et surtout par le travail bénévole, les actions de solidarité, les dons aux ONG, les aides aux personnes en difficulté… Ces travaux seraient alors rémunérés par une somme multipliée en Robins, utilisables comme des euros dans n’importe quel commerce ; le commerçant peut utiliser à son tour 90% de la valeur reçue dans un autre commerce (les 10% perdus sont là pour éviter une création monétaire trop importante) » 1. IL y a ensuite la proposition d’Eric Dewaele, « avec un Valeureux à double-emploi, projet moins abouti que celui du Robin, mais qui doit encore se réfléchir. L’idée est de permettre une émission de 10 Valeureux pour un euro et de les dépenser comme une autre monnaie complémentaire classique dans les petits magasins du réseau selon les critères décidés collectivement » explique le groupe de réflexion 2. De son côté, Liesenborghs déclare être plutôt favorable au projet d’Eric Dewaele : « On essaie d’arriver à un consensus, on prendra celle qui correspondra à notre décision, mais le projet Robin est déjà fixé sans avoir précisément pris en compte nos objectifs ». Et de poursuivre : « Personnellement, je pense que le mieux serait de fonctionner au départ avec une monnaie classique et fondante — qui perd de la valeur au fil du temps — et puis elle pourrait évoluer, ajouter certains aspects au fur et à mesure de l’évolution, mais cela reste à voir avec le groupe ».

Dès que le processus de réflexion sera abouti, le projet et le type de monnaie qui en découle définis, alors le groupe devrait créer une structure sur laquelle reposera la monnaie, c’est-à-dire un réseau de commerçants, d’associations, d’artisans, d’agriculteurs ainsi que de consommateurs qui l’utiliseront. « Je suis prêt à faire du porte à porte pour soutenir le projet et tenter de convaincre les commerçants des points positifs de la création d’une monnaie qui favorise les échanges en circuit court et local » s’exclame le jeune étudiant en économie. Lorsqu’un réseau sera établi à Liège, il faudra mettre en oeuvre le processus d’introduction, qui consiste à chercher l’appui des décideurs régionaux et des aides financières d’une institution ou d’un gouvernement : « Pour les coûts de l’impression, nous allons contacter la Ville de Liège, la Province, et même le financement privé, puis on créera une structure d’associations de soutien qui va jouer le rôle de banquier, les réserves de Valeureux y seront stockées. C’est un projet à long terme » considère Liesenborghs, « qui devrait permettre de supporter une crise s’il y a un crash de l’Euro — c’est d’ailleurs ce qui a été fait en Argentine à l’époque du corralito . D’un autre côté, les réserves de Valeureux pourraient être utilisées pour faire des prêts à 0% accessible à des associations ou à des personnes qui n’ont pas accès au crédit ».

Cette initiative citoyenne, soutenue par plusieurs groupes et asbl comme Tempo color, Barricade ou la Casa Nicaragua, entre autres, met en question l’hypothèse implicite dans la pensée économique que l’argent est «neutre», comme l’affirment Bernard Lietaer et Margrit Kennedy dans leur ouvrage. Selon eux, le type de monnaie utilisé affecte les relations entre utilisateurs et la nature des échanges réalisés. « Ce projet peut aider à repenser notre mode
de consommation, à retourner vers les artisans, les savoirs-faire, l’échange de services, etc. Et à créer une nouvelle structure plus éthique et solidaire
» revendique le jeune étudiant.

Les monnaies complémentaires peuvent paraître à première vue des projets utopiques. Mais quand on y regarde de plus près, quand on observe son fonctionnement et les objectifs atteints par certains projets, on se rend compte qu’elles recèlent une capacité à lutter contre certains aspects dérangeants de la globalisation, et qu’elle pourraient nous permettre d’éviter un crash mondial dans cette époque de crise, marquée par les assauts continus de la « bête financière » contre l’Euro.

 

Marta Luceño

 

Notes:

  1. Selon le compte-rendu du 16 février 2012
  2. Idem
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