L’air du temps ne fait que passer, on l’oublie un peu vite. Celui qui régnait en 1992, quand paraît le numéro zéro de C4, a toutes les caractéristiques d’une époque de transition. Le mur de Berlin a déjà chuté, les Twins Towers doivent encore le faire. On se cherche toujours (des ennemis, des directions, des trucs à faire) et ça part un peu dans tous les sens. On vous parle d’un monde où les fichiers MP3 n’ont pas encore été inventés, seuls quelques privilégiés possèdent un GSM et Internet n’est qu’une rumeur qui gronde de plus en plus.
Musique d’ambiance, d’abord. La bande son de cette année-là oscille quelque part entre «Smell like teen spirit » de Nirvana et « I will always love you » de Whitney Houston (tiré de « Bodyguard », film a succès qui met en scène la chanteuse dans le premier rôle). D’un côté, la voix brisée d’une jeunesse à cheveux gras et fringues de clodo qui se construit un style avec son dégoût, de l’autre une langoureuse déclaration d’amour éternelle faite par une star qui joue le rôle d’une star. De «Ahyaahaaa » à « Ouuuhouuuu ».
La Guerre Froide vient de finir – victoire, par abandon, du Capitalisme sur le Communisme. Francis Fukuyama décrète La fin de l’Histoire 1
L’air du temps ne fait que passer, on l’oublie un peu vite. Celui qui régnait en 1992, quand paraît le numéro zéro de C4, a toutes les caractéristiques d’une époque de transition. Le mur de Berlin a déjà chuté, les Twins Towers doivent encore le faire. On se cherche toujours (des ennemis, des directions, des trucs à faire) et ça part un peu dans tous les sens. On vous parle d’un monde où les fichiers MP3 n’ont pas encore été inventés, seuls quelques privilégiés possèdent un GSM et Internet n’est qu’une rumeur qui gronde de plus en plus. Musique d’ambiance, d’abord. La bande son de cette année-là oscille quelque part entre «Smell like teen spirit » de Nirvana et « I will always love you » de Whitney Houston (tiré de « Bodyguard », film a succès qui met en scène la chanteuse dans le premier rôle). D’un côté, la voix brisée d’une jeunesse à cheveux gras et fringues de clodo qui se construit un style avec son dégoût, de l’autre une langoureuse déclaration d’amour éternelle faite par une star qui joue le rôle d’une star. De «Ahyaahaaa » à « Ouuuhouuuu ». La Guerre Froide vient de finir – victoire, par abandon, du Capitalisme sur le Communisme. Francis Fukuyama décrète La fin de l’Histoire [1], le spectre d’un troisième conflit mondial s’éloigne, mais les gendarmes globaux devront toujours mener des interventions de police aux quatre coins de la planète – façon casque bleu. Une coalition de shérifs vient d’ailleurs d’aller régler un litige de voisinage dans la région du Golfe Persique. Il n’y a plus vraiment d’ennemis, plus personne ne joue le rôle du grand méchant – il n’y aurait plus que des gentils et un ordre à maintenir. La paix s’impose. L’interventionnisme humanitaire se battra partout pour la conserver. En Somalie, l’opération « Restore Hope » tente de rendre possible l’acheminement des sacs de riz récoltés par milliers de tonnes en Occident pour aider les populations locales. Bernard Kouchner déclare : « Nous essayons de prendre le monde sur nos épaules, mais c’est difficile ». L’expédition tourne à la déconfiture. L’ONU ne s’en sort pas du tout mieux en Yougoslavie où la « communauté internationale » joue les médiateurs pour éviter que l’explosion d’une des plus complexes architectures étatiques européennes ne finisse en carnage. Le 28 juin 1992, lors du septante-huitième anniversaire du fameux assassinat de l’archiduc d’Autriche, François Mitterand jongle avec les symboles et visite Sarajevo en état de siège. La guerre continuera. La forme État-nation fuit un peu de toutes parts. Le traité de Maastricht passé entre les membres de l’Union Européene impose déjà des critères
budgétaires contraignants aux signataires – et le magique « Ah mais ça, nous n’en pouvons rien, ça se décide à Bruxelles » devient une des réponses-type de tout mandataire politique profondément emmerdé par une question sur la « socio-économie ». D’emblée, au détour de l’un ou l’autre des référendums, on pourrait deviner que les populations locales ont des doutes sur le projet : en France le « oui» passe de justesse (51,04%), au Danemark, il se plante carrément en première session – il faut lui organiser des cours de rattrapage et une seconde session pour le voir réussir son examen populaire. Qu’importe, l’Europe nous amènera la paix – qu’on nous dit. Il n’y aura plus jamais la guerre (enfin, «chez nous »). Par contre, l’avenir du climat et la nature en général commence tout doucement à nous inquiéter. Les Nations-Unies prennent encore les choses en main et organisent un Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Objectif : promouvoir le développement durable dans le monde entier. Le programme Action 21 sera adopté lors de ce qui demeure le plus grand rassemblement de dirigeants de l’histoire de l’Humanité. Il en ressort 2500 recommandations dont la plupart n’a toujours pas été appliquée. On considère généralement cette conférence comme une réussite. Besoin de se changer un peu les idées? Une sortie ciné? En cinéma, le must de cette année, sur les écrans, a justement la nationalité belge. « C’est arrivé près de chez vous », ses répliques culte, son humour grinçant et son futur célèbre acteur vedette déboule sur les écrans. Le film tape aussi là où ça fait (un peu) mal : il pousse la logique de la télé-réalité jusqu’au bout de l’absurde – quand on se souvient encore très bien des journalistes de CNN qui suivaient les GI’s US dans le désert koweitien et qu’on se marre des promenades du magazine Striptease dans les méandres de la Belgique improbable mais tellement quotidienne. Ceux qui préfèrent le sport dans sa version spectaculaire s’extasient sur les exploits des basketteurs de la Dream Team que la délégation américaine amène aux JO de Barcelone – provoquant immédiatement une pénurie de superlatifs dans le chef de tous les commentateurs de « l’évènement». En foot, le Danemark gagne l’Euro et devient l’un des rares pays à tirer publiquement profit du conflit yougoslave : les Vikings faisaient partie du groupe éliminatoire où les Slaves s’étaient qualifiés, mais quand ceux-ci sen furent exclus (pour cause de guerre civile), ils prennent leur place in extremis et remportent le tournoi. 1992, ok, on a un peu le sentiment de s’ennuyer, mais on a aussi l’impression qu’il va se passer quelque chose. Et pourtant, la paix dans le monde, la démocratie globale et les flots de bonnes intentions humanitaires, qui voudrait que ça ne dure pas mille ans? Le 12 avril 1992, à Marne-la-Vallée, Disneyland Paris ouvre ses portes. J-M Célant & Greg Pascon [1] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, collection Champs, Flammarion, 1992. [/ref], le spectre d’un troisième conflit mondial s’éloigne, mais les gendarmes globaux devront toujours mener des interventions de police aux quatre coins de la planète – façon casque bleu. Une coalition de shérifs vient d’ailleurs d’aller régler un litige de voisinage dans la région du Golfe Persique. Il n’y a plus vraiment d’ennemis, plus personne ne joue le rôle du grand méchant – il n’y aurait plus que des gentils et un ordre à maintenir.
La paix s’impose. L’interventionnisme humanitaire se battra partout pour la conserver. En Somalie, l’opération « Restore Hope » tente de rendre possible l’acheminement des sacs de riz récoltés par milliers de tonnes en Occident pour aider les populations locales. Bernard Kouchner déclare : « Nous essayons de prendre le monde sur nos épaules, mais c’est difficile ». L’expédition tourne à la déconfiture.
L’ONU ne s’en sort pas du tout mieux en Yougoslavie où la « communauté internationale » joue les médiateurs pour éviter que l’explosion d’une des plus complexes architectures étatiques
européennes ne finisse en carnage. Le 28 juin 1992, lors du septante-huitième anniversaire du fameux assassinat de l’archiduc d’Autriche, François Mitterand jongle avec les symboles et visite Sarajevo en état de siège. La guerre continuera.
La forme État-nation fuit un peu de toutes parts. Le traité de Maastricht passé entre les membres de l’Union Européene impose déjà des critères budgétaires contraignants aux signataires – et le magique « Ah mais ça, nous n’en pouvons rien, ça se décide à Bruxelles » devient une des réponses-type de tout mandataire politique profondément emmerdé par une question sur la « socio-économie ». D’emblée, au détour de l’un ou l’autre des référendums, on pourrait deviner que les populations locales ont des doutes sur le projet : en France le « oui» passe de justesse (51,04%), au Danemark, il se plante carrément en première session – il faut lui organiser des cours de rattrapage et une seconde session pour le voir réussir son examen populaire. Qu’importe, l’Europe nous amènera la paix – qu’on nous dit.
Il n’y aura plus jamais la guerre (enfin, «chez nous »). Par contre, l’avenir du climat et la nature en général commence tout doucement à nous inquiéter. Les Nations-Unies prennent encore les choses en main et organisent un Sommet de la Terre à Rio de Janeiro. Objectif : promouvoir le développement durable dans le monde entier. Le programme Action 21 sera adopté lors de ce qui demeure le plus grand rassemblement de dirigeants de l’histoire de l’Humanité. Il en ressort 2500 recommandations dont la plupart n’a toujours pas été appliquée. On considère généralement cette conférence comme une réussite.
Besoin de se changer un peu les idées? Une sortie ciné? En cinéma, le must de cette année, sur les écrans, a justement la nationalité belge. « C’est arrivé près de chez vous », ses répliques culte, son humour grinçant et son futur célèbre acteur vedette déboule sur les écrans. Le film tape aussi là où ça fait (un peu) mal : il pousse la logique de la télé-réalité jusqu’au bout de l’absurde – quand on se souvient encore très bien des journalistes de CNN qui suivaient les GI’s US dans le désert koweitien et qu’on se marre des promenades du magazine Striptease dans les méandres de la Belgique improbable mais tellement quotidienne.
Ceux qui préfèrent le sport dans sa version spectaculaire s’extasient sur les exploits des basketteurs de la Dream Team que la délégation américaine amène aux JO de Barcelone – provoquant immédiatement une pénurie de superlatifs dans le chef de tous les commentateurs de « l’évènement». En foot, le Danemark gagne l’Euro et devient l’un des rares pays à tirer publiquement profit du conflit yougoslave : les Vikings faisaient partie du groupe éliminatoire où les Slaves s’étaient qualifiés, mais quand ceux-ci sen furent exclus (pour cause de guerre civile), ils prennent leur place in extremis et remportent le tournoi.
1992, ok, on a un peu le sentiment de s’ennuyer, mais on a aussi l’impression qu’il va se passer quelque chose. Et pourtant, la paix dans le monde, la démocratie globale et les flots de bonnes intentions humanitaires, qui voudrait que ça ne dure pas mille ans? Le 12 avril 1992, à Marne-la-Vallée, Disneyland Paris ouvre ses portes.
J-M Célant & Greg Pascon
Notes:
- Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, collection Champs, Flammarion, 1992 ↩