La figure du « cyborg » qui se situait voici quelques décennies dans un paradigme extra-terrestre est aujourd’hui une réalité. L’avancée spectaculaire des bio/nanotechnologies a produit toutes sortes d’implants, de prothèses et autres artefacts qui « augmentent » notre corps. L’incroyable accélération des savoirs et des pratiques dans ces domaines suscite la polémique et laisse béante une nouvelle boîte de Pandore d’où surgissent tantôt fantasmes de transformation, tantôt désirs de puissance, tantôt encore visions d’Armageddon. Alors que l’historien Allen Guttmann définit les sports modernes à travers le passage du rituel au record, comment le cyborg va-t-il influencer la pratique du sport ou la notion de l’exploit sportif ? Et, partant, quelles stratégies pourra-t-on construire face à l’emprise de la technoscience sur notre « devenir cyborg » ?
On appelle « cyborg » tout être vivant ― généralement humain ― qui aurait été « augmenté » par des ajouts mécaniques au sein même de son corps. Le terme est la contraction de « cybernetic organism » et est apparu dans les années 60 lors des premières explorations spatiales.
Le concept, lui, a emergé bien avant. On peut remonter jusqu’au milieu du XIXème siècle dans les romans d’Edgar Allan Poe, qui décrivait déjà un homme doté de prothèses mécaniques dans sa nouvelle « That man that was used up».
Depuis, l’idée a fait son chemin et les cyborgs sont devenus très populaires avec des œuvres ou des personnages tels Terminator ou Robocop, pour prendre des exemples connus. Aujourd’hui, on parle des cyborgs non plus en termes de fiction mais d’avancées scientifiques.
L’homme aux jambes de carbone
La figure du cyborg est également devenue réalité dans le domaine du sport avec Oscar Pistorius ou Aimee Mullins. O.Pistorius a été amputé des deux jambes à l’âge de onze mois, né sans péronés en raison d’une malformation congénitale. Son plus grand rêve était de courir de grandes compétitions avec les valides. Ses « Flex-Footh Cheetah » ― c’est le nom de ses prothèses de carbone ― lui ont permis le 19 juillet 2011 de boucler le tour de piste en 45 secondes 07 et de se qualifier dans la foulée pour les mondiaux d’athlétisme (des valides). Le cas de Pistorius a suscité la polémique car l’Association internationale des fédérations d’athlétisme lui avait interdit en 2007 de courir avec les valides, car, selon elle, ses prothèses l’avantageaient. Mais en mai 2008, le Tribunal arbitral du Sport invalida cette décision.
Au-delà de cette polémique, ainsi que l’exprime l’enseignant-chercheur Philippe Liotard, « le corps appareillé de Pistorius tout comme les pacemakers, nanopuces ou implants cochléaires interrogent les limites du corps et des potentialités d’un mariage entre la chair et le métal, entre l’organisme et la machine. Il préfigure une société dans laquelle les biotechnologies seront en mesure non seulement de réparer le corps mais aussi
d’en faire un outil bien plus performant. » L’actrice et athlète américaine Aimee Mullins confirme cette vision des choses. Née sans jambes, elle a percé dans le milieu du sport et du mannequinat grâce à des prothèses très perfectionnées. Pour elle, le remplacement d’un membre invalide par une prothèse n’est qu’une étape. Elle affirme : « L’amputation volontaire [d’individus valides], je pense que ça arrivera (…) Les athlètes feront n’importe quoi pour avoir les meilleurs avantages possibles. »
Ces deux athlètes posent la question de l’homme-machine et de l’évolution de la biotechnologie au sein de notre société.
Ainsi, Patrick Lin et Fritz Allhoff, du Nanoethics group, se penchent sur l’éthique de l’amélioration de l’humain, rendue possible par les bio/nanotechnologies. Il est en effet question d’implants permettant de voir dans le noir, de nano-ordinateurs implantés dans le corps afin de pouvoir traiter les informations plus rapidement, de faire circuler dans le sang des cellules dotées de réservoirs à oxygène permettant de résister à un infarctus, etc. Mais où placer la limite ? Si de telles cellules pourraient s’avérer vitales pour les cardiaques, que penser de leur utilisation par des sportifs en quête de dopage ? Et quelle est la différence, d’un point de vue moral, entre les prothèses externes et leurs futures extensions implantées au sein même du corps humain ? Lin et Allhoff s’interrogent : « comment empêcher les parents de se sentir obligés d’améliorer les performances de leurs enfants ? Quid, enfin, de la fracture bio/nanotechnologique à venir ? »
Parallèlement à cette fracture bio/nanotechnologique, les scénarios catastrophes que pourraient produire ces nouvelles technologies aux mains d’une société capitaliste fortement centrée sur les notions de performance, d’exploit ― et ce pas seulement dans le domaine sportif ou militaire ― sont à prendre au sérieux et inquiètent de nombreux spécialistes en la matière, qu’ils soient scientifiques, sociologues ou philosophes.
Stratégies à l’âge du cyborg
Mais comment réfléchir posément à ces enjeux et lutter contre leurs effets pervers potentiels, sans se murer dans une attitude technophobe ultraconservatrice ? Comment se saisir de la figure du cyborg, avec tout ce qu’elle implique comme devenir et comme possible, en étant capable de projections désirantes et joyeuses autant que d’appréhensions critiques?
Le collectif « Pièces et main d’œuvre » ― plus souvent appelé PMO ― est un groupe grenoblois engagé dans une vive critique de la recherche scientifique, du complexe militaro-industriel, du fichage, de l’industrie nucléaire et des nanotechnologies. Sa vision est pour le moins radicale : « Les nanotechnologies ne donnent avantage de pouvoir qu’aux nanomaîtres : elles leur donnent le contrôle de l’immense masse des nano-serfs. Sous le terme technique de cyborg, c’est l’esclave, l’outil humain qui reparaît. » En 2010, les Big Brother Awards décernent un prix Voltaire à PMO pour son « travail minutieux d’information et de réflexion sur les relents totalitaires des techno-sciences ». Mais pour le Monde Diplomatique, le collectif cherche à « [faire] feu de tout bois pour dénoncer l’ « emprise technicienne » ».
Aux antipodes de la posture technophobe de PMO, Ariel Kyrou, membre du collectif de rédaction de Multitudes, propose d’autres façons d’appréhender les bio/nanotechnologies. Dans « Fictions et contre-fictions à l’âge du cyborg », il part d’une donnée essentielle, à savoir que l’artefact technique ou technologique a dès son origine «partie liée avec la fiction » : « c’est une invention de l’esprit, qui naît d’un appétit, puis se dessine dans notre tête avant de prendre une forme matérielle. » Et cette actualisation « suscite en retour des fantasmes de puissance, de
jouissance ou de fuite. L’artefact technologique traduit, concrétise, alimente notre goût de manipulation du réel, notre ambition de jouer à Dieu… » Or, ce « vecteur de transformation du monde en nos rêves les plus tenaces s’accélère aujourd’hui comme jamais ». Selon lui, « la technoscience et ses ersatz techniques (OGM, smartphones, consoles futuristes…) explorent les possibles de l’humain et de la Planète Terre in vivo » à travers leur présence concrète dans notre quotidien. Dès lors, opposer vie et non-vie, réalité et fiction, relève pour lui de l’aveuglement.
« Comprendre, participer sans tomber dans le crétinisme ou résister à cette mutation de la science et de la technique en technoscience suppose désormais de savoir distinguer les bonnes et mauvaises fictions, et d’apprendre à penser une vérité qui ne serait pas à l’opposé de la fiction, mais composée de fictions. »
Conscient des dangers que représente la technoscience ― en particulier aux mains des privés, de la finance, ou du pouvoir militaire ― Ariel Kyrou propose d’emprunter la voie de la contre-fiction cyberpunk comme vecteur de résistance. Mais pour toucher les publics du storytelling et des fictions agissantes de la technoscience, la clé, nous dit-il, est d’adhérer à son registre fictionnel, de s’en imprégner, « pour mieux en décoder le sens et en troubler le message ». On est ici au cœur même du concept de la littérature cyberpunk née au milieu des années 80, incarnée par des auteurs tels William S. Burroughs, Philippe K. Dick ou encore Tom Maddox. Le cyberpunk vit la technologie de façon résolue, et son corps est bourré d’implants et de prothèses de toutes sortes. Comme le dit Kyrou, le chemin est étroit entre promotion et critique de notre « à venir » technologique. Le « punk » y amène son contrepoint nécessaire, « quelque part entre l’ironie dévastatrice et la lucidité romantique ou désespérée ». « C’est ce mélange permanent, insaisissable et violent, de satisfaction et d’angoisse face aux miracles de la technologie qui trouvent écho en notre devenir numérique à nous autres, aujourd’hui en 2012… »
Produire des contre-fictions politiques cyberpunk pour lutter contre l’emprise de la technoscience, n’est-ce pas là un programme autrement plus « désirant » et paradoxal que la contestation tous azimut des bio/nanotechnologies qui participent à notre « devenir cyborg » ?
A découvrir sur le sujet :
Multitudes n°12 printemps 2003
lire à ce sujet : « Body Hacking; je me modifie donc je suis » sur
http://www.internetactu.net/2012/07/13/body-hacking-je-suis-donc-je-me-modifie/
avec l’exemple de l’implant diy d’un 6eme sens : la capacité à ressentir les champs électromagnétique.
Selon quelques chercheurs, avec ce qu’on appelle la médecine améliorative, on pourrait même créer par exemple une intolérance à la viande par traitement médicamenteux… Une idée à souffler à Ecolo pour sa prochaine campagne? 🙂