Lieu : Francfort, siège de la Banque Centrale européenne. Période : du 16 au 19 mai 2012. Opération : dénoncer la gestion actuelle de la crise en Europe et le rôle de la Troïka (UE, BCE et FMI). Nom de code : Blockupy. Et pendant quatre jours, c’est une drôle de partie que disputent manifestants et Polizei – entre stratego grandeur nature, course d’orientation urbaine et mêlée de rugby. Un bel exemple de pratique politico-sportive, typique des rassemblements rebelles de ce début de XXIe siècle.
Depuis les années 90, les plus grands raouts mondiaux rassemblant les pontes de la finance ou de la politique engendraient des contre-sommets. Seattle, Porto Alegre ou plus récemment, en Europe, le contre-sommet de l’Otan à Strasbourg et le Camp Action Climat de Copenhague, tous les deux en 2009. Aujourd’hui, les Indignés et le mouvement Occupy donnent naissance à un élan de protestation et de proposition d’un genre nouveau : Blockupy.
Autant de tactiques contestataires qui demandent des manifestant en bonne forme physique. Si ce mouvement était à rapprocher d’une pratique sportive, ce serait un de ces sports hybrides. Un sport combiné. Mélange de course d’orientation, de trekking en zone urbaine et de balle au prisonnier aux règles moins légères que celles de notre enfance.
Fiche technique
Gros problème pour les manifestants venus des quatre coins de l’Europe: l’opération Blockupy se déroule sur un territoire inconnu d’eux. Les 5000 policiers allemands qui leur font face jouent à domicile. Ils sauront tirer avantage de leur maîtrise de la langue locale et de la cartographie de la ville.
Et pour corser encore un peu plus le jeu, une interdiction temporaire de manifester a été prononcée par l’autorité compétente. De quoi rendre légaux une multitude de barrages policiers et de contrôles au faciès. Pour le reste, chaque équipe développe sa tactique habituelle. Les « visiteurs » se fondent sur la non-violence, l’autogestion et l’horizontalité – ni entraîneur, ni vrai leader. Une belle utopie qui les handicape parfois au moment de concentrer leur énergie ou d’élaborer des schémas offensifs opérants.
En face, ça joue dur, le marquage est serré. La Polizei des nouvelles technologies et sait quadriller le terrain comme personne. Elle manie aussi bien le gaz lacrymo que le vélo. Et n’hésite pas à recourir à la vidéo. Bref, les « locaux » sont franchement à leur avantage.
Et l’arbitre ? Dans ce genre de rencontre, force est de constater que les autorités locales se rangent derrière les consignes de sécurité distillées par les forces de l’ordre. Quand elles ne délèguent pas directement la gestion de la cité à ces dernières, comme ce fut le cas à Francfort.
Enfin, ne pas négliger le matériel. En plus d’une condition physique impeccable, ce sport nécessite une tenue adéquate : chaussures de randonnée pour bien négocier les kilomètres de manifestations et d’actions en tous genres. Vêtements légers mais chauds et résistants, c’est primordial pour affronter sereinement les conditions climatiques, les aléas de l’hébergement, entre camping sauvage, hall d’université, squat, etc., ainsi que les probables rudoiements et courses poursuites avec les forces d’un certain ordre européen.
Mise en place tactique
Encore faut-il, pour jouer ce match, réussir à atteindre le terrain ! À une dizaine de kilomètres de l’objectif, le groupe d’activistes belges que j’ai intégré et qui tente de rejoindre en train la capitale économique de l’Europe commence à comprendre que cette partie de l’épreuve pourrait se révéler plus compliquée que prévu.
Ils
semblent avoir l’expérience de ce genre de rassemblements. Quelques instants après leur départ, une militante aguerrie est passée dans les rangs pour distribuer des plans de la ville, une liste de numéros de téléphone, dont celui de la Legal Team, et un kit de survie « en milieu hostile ». Compresses de gaze, Maalox, médicament antiacide qui, mélangé à de l’eau et appliqué sur le visage, se révèle très efficace contre les gaz irritants, et sérum physiologique.
Mais depuis une première halte faite à Aix-la-Chapelle, certains sont sûrs d’avoir été repérés par la police et redoutent un comité d’accueil musclé à leur arrivée en gare. De plus, tous savent qu’ils vont prendre part à des manifestations interdites. Et cette situation d’illégalité laisse peu de place au doute. Comme pour accompagner cette appréhension, sur l’Autobahn qui longe la voie ferrée s’étire un long cortège de fourgon vert et blanc de la Polizei.
Les coups de téléphone et les infos contradictoires se multiplient. On parle de vérification d’identité, de fouille ou pire de confiscation du matériel de camping. Chacun a sa source et chaque source, son point de vue sur la situation. « Éviter absolument les gares! », « aucun problème, juste quelques contrôles d’identité », « continuez jusqu’à l’aéroport », etc.
Un vent de panique s’engouffre dans la rame et les conciliabules se multiplient. Déchiffrer les plans du réseau ferroviaire allemand ? Pas si simple. Mais un choix tactique s’impose : utiliser une petite station de banlieue comme terminus pour éviter tout contrôle. Si ce choix s’avère finalement judicieux, reste à se rendre à pied, en groupe, à découvert et entre les tours des consortiums financiers jusqu’à la Goethe-Universität, considérée comme le point de chute le plus sûr.
Nous descendons du train sans encombres. Sur le boulevard qui longe le campus, une file impressionnante de véhicules de police. Trente, quarante combis? Trop nombreux pour les compter. Chaque coin de rue, chaque carrefour en est rempli. Un déploiement de force invraisemblable. On note même la présence de canons à eau et de blindés !
Après dix heures d’un trajet mouvementé, Blockupy Frankfurt peut enfin commencer.
Jeu de piste, intox et défense en zone
Chaque rassemblement à son propre objectif symbolique. Ici, ce sont les bureaux de la Banque centrale européenne. En plus de faire défiler au pied du bâtiment un cortège européen de plusieurs dizaines de milliers de personne le samedi, le but est d’y pénétrer le vendredi. Rien que ça.
Pour contrecarrer cet improbable scénario, la police déploie 5000 hommes, pour un maximum de 2000 activistes présents sur place avant la manifestation autorisée du samedi 19 mai. Quelques 400 arrestations sont effectuées. Avec une petite modification réglementaire de taille : la rétention administrative de quelques heures pour une vérification d’identité cède la place à la détention prolongée jusqu’à la fin des quatre jours de mobilisation.
De plus, une Red Zone été mise en place, comme une sorte de no man’s land légal en plein cœur du quartier des affaires où la police peut arrêter tout groupe susceptible d’être en lien avec Blockupy.
Pour éviter cette zone de non-droit et rejoindre les points de rassemblement disséminés aux quatre coins de la ville, il faut marcher. Le métro ? Impossible. Les stations du centre ont été fermées ! Les bus de ville ? Après avoir constaté que certains d’entre eux sont réquisitionnés pour transporter les activistes arrêtés vers les commissariats, on y réfléchit à deux fois.
De nuit, pas de campement mais un dortoir de fortune aménagé dans des locaux universitaires. La Studierenhaus, ou maison des étudiants, qui, malgré son profil de parfaite souricière, accueille les activistes pendant trois nuits et sert de quartier général pour toute la durée de la mobilisation. Et chaque soir, c’est la même rengaine. La police encercle l’Université et annonce son évacuation. Puis se retire sans explication, avant de revenir au petit matin.
Mais le summum du
sécuritaire est atteint le vendredi 18 mai, jour d’action contre la BCE. Les quartiers qui entourent le quartier des affaires sont investis par tout ce que la région peut compter comme Bullen 1.
Les fourgons de la Polizei patrouillent les portes latérales ouvertes. La très bourgeoise Beethovenstraße est l’endroit d’un étrange ballet. Des petits groupes d’activistes tentent d’esquiver les checkpoints avec des fortunes diverses. Certains parviennent à se rapprocher de la tour de la BCE, d’autres n’échappent pas au Kessel 2, à la distribution d’obligations de quitter le territoire ou à l’arrestation.
Arrêts de jeu et troisième mi-temps
En fin de rassemblement, la légende veut que les forces de l’ordre soient passées au marquage individuel. La police aurait raccompagné les activistes jusqu’à la gare, les encadrant jusqu’aux portes du train. Sorte de haie d’honneur façon rugby.
Certains diront qu’un rassemblement Blockupy toujours des manifestations et un objectif symbolique mais, qu’à la fin, c’est la Polizei qui gagne. Certains pensent qu’un match n’est jamais joué d’avance. Certains pense que ce qu’on appelle défaite ne doit jamais se confondre avec un échec.