En ces temps où le chômage ne semble pas vouloir baisser, où le travail se fait aussi rare que déstabilisant, j’ai voulu me poser la question du revenu universel. Pour alerter l’indulgence du lecteur, je préfère préciser que je ne connaissais rien au sujet, j’ai donc un peu exploré le problème pour vous, avec tout le recul possible sur mon inévitable parti pris.
Comme je commence à en prendre l’habitude, j’ai voulu interviewer quelqu’un, un heureux gagnant de l’hypothétique loterie du droit à l’existence. Las, je n’en ai pas trouvé. Le chômage et le CPAS sont soumis à des conditions, on ne les reçoit que si l’on prouve une recherche d’emploi, des démarches d’insertion et que l’on effectue les démarches administratives demandées. Il ne s’agit donc pas de revenus universels. À défaut de vécu, j’ai eu recours à la littérature et à la toile.
La loi de Speenhamland
Des expériences de revenus universels ont été mises en place dans le passé. En Angleterre, entre 1795 et 1834 1, les paroisses distribuaient un revenu universel. Universel, mais pas inconditionnel : il fallait demeurer dans sa paroisse pour pouvoir y prétendre. Ce revenu avait été octroyé par les juges. Les paysans s’étaient retrouvés sans terre, sans possibilité de survivre par leurs propres cultures vivrières suite aux « enclosures », à la privatisation des terres communales. Ce revenu représentait à peu près 3% du PIB à l’époque, soit proportionnellement un peu plus que les allocations sociales belges à l’heure actuelle. Il s’agissait d’empêcher la prolétarisation des sans-emplois.
À l’usage, ce revenu grevait les salaires minimums – les patrons le décomptaient du salaire versé, puisque leurs ouvriers le touchaient de toute façon. En 1834, ce revenu a été abrogé. Il s’agissait de contraindre les allocataires à vendre leur force de travail sur le marché du travail à un moment où l’industrie avait un besoin massif de main d’œuvre. Dans les années 1830, l’abrogation du revenu universel a été précédée, selon les termes mêmes de Polanyi, de tortures psychiques et d’atrocités bureaucratiques contre les pauvres pour stimuler le marché du travail 2, il s’agit de moraliser un capitalisme sans entrave. Il s’agit aussi de maintenir fonctionnelle une armée de réserve, un ensemble de travailleurs susceptibles de retourner sur le marché de l’emploi quand celui-ci l’exige. Ce revenu est alors prélevé par des taxes sur la consommation (ou, dans le cas de l’Alaska, par des intérêts sur du capital), ce qui affecte proportionnellement davantage ceux qui dépensent une partie importante de leur revenu, les plus pauvres.
La somme reçue inconditionnellement par les
allocataires suffit tout juste à survivre. Il s’agit, dans l’optique libérale, de conserver intact l’aiguillon de la nécessité pour maintenir la motivation au travail salarié. Pour les libéraux, le marché doit se déployer librement, sans limite, pour pouvoir être efficace, mais la charité fait du bien.
Libération des énergies productives
Plus près de chez nous, Philippe Van Parijs 3 défend une vision du revenu universel davantage centrée sur les besoins humains. Il veut permettre de poser des choix dans la vie et induire un rapport de force plus favorable aux travailleurs au sein du marché du travail.
Dans la même optique, Toni Negri 4 défend l’idée d’un revenu garanti, un salaire minimum mondial qui serait la base de la citoyenneté mondiale. Ce revenu dédommagerait le travail immatériel des masses, leur productivité intellectuelle. Par ce revenu garanti, elles récupèrent la valeur que, au fond, elles contribuent à produire. La valeur travail dépasse alors le cadre du marché du travail.
Pour Negri comme pour Van Parijs, le marché du travail est cadré, limité et le revenu universel – ou garanti, permet l’émergence d’autres possibles que le salariat. Pour autant, ces manières de voir ne prétendent ni redéfinir la propriété privée, ni abolir le marché du travail.
La révolution salariale
Au cours de mon enquête, j’ai découvert Bernard Friot (6). Il ne parle pas de revenu universel mais de salaire. Dans sa logique, le salaire est révolutionnaire, il permet l’abolition du marché du travail : les fonctionnaires touchent un salaire en fonction de leur qualification et les retraités y ont droit inconditionnellement.
Pour Friot, ce salaire doit être étendu, quoi qu’il arrive, à tous, fonctionnaires ou non, retraités ou non, à hauteur de 1500€ minimum, jusqu’à 6000€ maximum. La progression salariale doit être liée à une progression de qualification – pas à des actes productifs ou pas à la mise à disposition quantifiée de la disponibilité, de la force de travail sur le marché. La production est de cette façon découplée du marché.
L’argent des pensions n’est pas versé au travailleur, il va à une caisse publique qui le redistribue aux pensionnés. De la même façon, pour Friot, toute valeur produite pourrait être socialisée dans une caisse qui la redistribuerait à chacun selon sa qualification. Les sociétés cotiseraient à hauteur de 100% en quelque sorte – une fois leurs investissements déduits. De sorte que, les entreprises ne seraient pas organisées en fonction d’une quelconque productivité mais en fonction des qualifications disponibles. Les gens demeureraient massivement actifs – et, selon lui, productifs – mais les tâches seraient effectuées sans lien avec une rémunération. Ceci permettrait de trier les tâches essentielles et accessoires d’une part et, d’autre part, cela empêcherait tout chantage à l’emploi et saboterait toute idée de hiérarchie dans l’entreprise.
Sortie de crise et enjeux
Au delà des différentes idéologies économiques, la question du revenu universel vient combler le trou béant que laisse le chômage de masse dans les existences. Il permet d’annuler les effets du marché du travail. Pour autant, le principe du revenu universel pose plus de questions qu’il n’en résout.
S’agit-il de permettre à des gens de vivre dignement indépendamment du marché du travail, d’une redistribution juste ou d’un droit de survie charitable ? S’agit-il de renforcer l’efficacité du marché, notamment du marché du travail, de l’utiliser comme source de richesse ou de l’abolir par le revenu universel ? Par ailleurs, les différents modes de financement posent la question de la socialisation (caisse commune) ou de l’individualisation du salaire (salaire pour le travailleur) et du rapport de force travail/capital (quelle est la part de la
richesse attribuée aux revenus du capital et quelle est la part dévolue aux salaires, socialisés ou individualisés). Par ailleurs, l’après travail peut être rempli de misère, de culpabilité ou de perspectives amusantes. Les gains de productivité liés aux innovations technologiques peuvent saigner la population ou la nourrir.
En tout état de cause, si le marché du travail est bridé ou supprimé, les actes productifs deviennent alors des enjeux politiques, des enjeux de société, des questions ouvertes à débat, à décision commune. À ce titre, le revenu universel n’est peut-être pas tout à fait anachronique.
Notes:
- Karl Polanyi, La Grande transformation, Gallimard, 1983, pp. 129 sqq. ↩
- . La classe possédante se montrait alors particulièrement irresponsable.
Expériences
Des expériences de revenus universels de montants très peu élevés ont lieu en Inde et en Namibie pour le moment. En Namibie, on a constaté une baisse des vols de bétail et un investissement dans les outils de production vivrière. À Manitoba, au Canada, l’expérience du revenu universel a été menée de 1974 à 1978. Elle a été interrompue faute de volonté politique.
Contrairement à ces projets publics et/ou associatifs, en Alaska, le revenu universel est alimenté par un fonds d’investissement régi par l’État, mais se comportant comme n’importe quel fonds d’investissement. Le fonds est alimenté par une taxe sur les activités minières, notamment pétrolières, il investit ses avoirs sur les marchés et distribue les dividendes en les partageant entre les citoyens de l’Alaska.
La version libérale
Ces différentes expériences attestent une variété d’approches des partisans du revenu universel. Pour l’école libérale 5Pour ce paragraphe, je me réfère à M. Friedman, Capitalisme et liberté, Leduc, 2010, pp. 295 sqq. ↩
- cf. Philippe Van Parijs, Yannick Vanderborght, L’Allocation universelle, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2005 ↩
- cf. Mauricio Lazzarato, Toni Negri, Travail immatériel et subjectivité, in Multitudes, 1991 ↩
Pour celles et ceux d’entre vous qui veulent poursuivre la réflexion ou la recherche sur ce sujet, vous pouvez visiter le blog de la coordination Riposte.cte: . Vous y trouverez notamment la présentation (article et vidéo) de Bernard Friot, économiste et socilologue pensionné (!), qui anime le site Réseau salariat où il développe le concept de « salaire socialisé », ainsi que la présentation et le lien du « Réseau belge pour un revenu de base ». Pour accéder directement aux pages consacrées à ce sujet, tappez « friot » comme tag de recherche.
Je pense que le revenu universel ne devrait pas exister. C’est comme les subventions aux entreprises pour qu’elles maintiennent les prix à leur niveau actuel. Le plus judicieux pour moi c’est de créer des emplois.