À l’heure où les dernières lueurs de la ville commencent à s’effacer, une fillette court dans la ruelle. D’une main, une poêle à frire, de l’autre, une cuillère en bois. Aux quatre coins de la Belle Province, les premières pulsations du concert des casseroles résonnent. Un jeune étudiant scande des slogans aux côtés d’une vieille dame qui les accentue d’une cacophonie de chaudrons. Des parents ingénieux y voient l’occasion de récupérer le tapage de leurs enfants à des fins politiques. À Montréal ou à Québec, dans les villes ou aux confins des régions éloignées, tous les soirs, des centaines de milliers de Québécois, des gens de tous les âges, tapent sur les casseroles. Et battent au rythme de la crise sociale déclenchée par le conflit étudiant.
Les prémices
Le 13 février dernier, le premier ministre du Québec, Jean Charest, annonçait une hausse des frais de scolarité, dans les universités et les écoles supérieures, de 75 % étalée sur cinq ans. Au même moment, des dizaines de milliers d’étudiants envahissaient la rue, loin de s’imaginer que le Québec entamait la plus longue grève étudiante de son histoire. Muette, je suis aussi descendue dans la rue pour protester mais surtout observer le début d’une véritable kermesse révolutionnaire. À mille lieues de me douter, ce jour-là, que ses effets risquaient de modifier le paysage politique et social de la province. Et égoïstement, que l’obtention de mon diplôme – tant espérée – était mise en attente.
La réaction de la presse populaire a été immédiate : la hausse des droits de scolarité rendait justice au « contribuable » québécois, ce soi-disant éternel payeur d’impôts que l’on voulait protéger de la gourmandise des étudiants nonchalants. Autrement dit, on reprochait aux étudiants de ne pas reconnaître la valeur de leur diplôme. Et de ne pas payer leur « juste part ». Les étiquettes sont rapidement apparues : les « enfants rois », la génération des « bébés gâtés »…
Carré rouge au revers ((Depuis le début du conflit, les personnes qui partagent l’indignation des étudiants sont invitées à arborer un carré rouge, désormais l’un des symboles du printemps érable.)), les semaines suivantes, les étudiants ont continué à manifester en masse contre la décision du gouvernement libéral. Du jour au lendemain, ma génération que l’on décrivait jusqu’alors apathique et désintéressée de la politique s’est levée pour bousculer la tranquillité et l’indifférence ambiante. Les jeunes sont descendus dans la rue pour brasser des idées, secouer la cage et réveiller un peuple endormi. Le 22 mars, ils étaient 200.000 dans le centre-ville de Montréal pour dénoncer haut et fort la hausse des frais de scolarité. Une manifestation historique. Cette journée-là, ils ont aussi réclamé une meilleure gestion des universités. Parce que l’éducation est une chose trop sérieuse pour être laissée entre les mains des recteurs.
Et cet après-midi-là, à travers l’imposante foule, je n’ai pas pu m’empêcher d’envisager, dans le détour d’un sourire, que le gouvernement ne pourrait plus ignorer les demandes étudiantes. J’y ai vraiment cru. En vain.
La grande noirceur
Depuis le début de la grève – touchant plus du tiers des étudiants québécois – des centaines de manifestations ont eu lieu à travers la province. Un phénomène sans précédent en Amérique du Nord depuis les grandes luttes sociales des années 60. Pour attirer l’attention sur leur combat, ces étudiants ont rivalisé d’imagination, allant même jusqu’à manifester nus dans les rues de la métropole pour réclamer ne serait-ce qu’une petite ouverture du côté du gouvernement. « Sans vêtements, pour un gouvernement transparent », pouvait-on entendre.
L’initiative n’a pas porté ses fruits et les libéraux ont continué à faire la sourde oreille. Pire encore, leur position s’est radicalisée, entraînant avec elle une animosité fébrile. Depuis plus d’une centaine de jours, les étudiants paralysent les rues de Montréal pour faire entendre leur message, au cœur d’un
moment où le peuple est divisé entre l’enthousiaste et l’exaspération. Pas d’émotions tièdes. Au centre-ville, tandis que des automobilistes coincés dans leur voiture klaxonnent furieusement, d’autres citoyens, du haut de leur balcon, encouragent les manifestants.
Mais visiblement, de ce que j’ai pu en discerner à travers les gaz lacrymogènes, le gouvernement a choisi la voie de la répression. Les yeux irrités, en larmes souvent, j’ai vu les forces policières intervenir d’une manière de plus en plus musclée. Des rangées d’unités anti-émeute pour bloquer le chemin des manifestants et des milliers de policiers, matraques levées, résolus à faire disparaître le désordre. À n’importe quel prix. Les images ont fait le tour du monde via les réseaux sociaux. Le gouvernement refuse la discussion et se cache derrière les tirs de gaz lacrymogène et les coups de matraque.
J’aperçois le Québec en état de survie, là où il n’y a plus de place pour le rêve. La neige de février a fondu et a laissé éclore de faux espoirs. Au début mai, le quotidien britannique The Guardian a résumé brillamment le conflit : les étudiants québécois sont devenus l’emblème du rejet des idées néolibérales sur le continent. Depuis le début, ils ont prouvé que l’éducation est un choix collectif, un pacte entre les générations. Et alors que j’avais réduit les différences des points de vue politiques des uns et des autres à un simple conflit de générations, je commence à apercevoir plusieurs têtes blanches dans les manifestations. Des gens de tous les âges. Le chaos a réveillé la colère, celle qui s’était longtemps tapie dans le silence. Engluée par une espèce de fatalisme confortable.
L’impasse
Les passions se soulèvent, mais le cœur du conflit étudiant demeure intact. Les familles se divisent et certains Québécois – étudiants ou non – réclament un retour empressé en classe. Et tandis que la plupart des étudiants refusent de vivre avec un fardeau financier supplémentaire sur les épaules, quelques-uns font appel aux tribunaux pour obtenir des injonctions personnelles leur permettant de recevoir les cours auxquels ils ont « droit ». Individuellement. Dans la foulée des manifestations et des arrestations massives, je croise mon professeur de sciences politiques, l’œil cerné. Il m’explique être contraint d’enseigner la démocratie à quelques élèves, plus soucieux de leurs propres intérêts que ceux de la collectivité. Sous la menace d’une amende élevée ou d’une peine de prison, ses collègues et lui se conforment à contre-cœur aux injonctions imposées par la Cour supérieure du Québec.
La situation s’est envenimée jusqu’à remettre la légitimité de la démocratie elle-même en péril. Forcer de l’enseigner à ceux qui la renient. L’acharnement du gouvernement à maintenir la hausse des frais de scolarité coûte que coûte est devenu très clair. Le 17 mai dernier, au nom de l’ordre et de la « paix », mais en dépit des libertés fondamentales d’expression, le premier ministre Jean Charest présentait son projet de loi 78. Une « loi matraque » pour freiner les affrontements avec les étudiant mais surtout forcer le retour en classe, bâillonner toute manifestation spontanée et transformer le Québec en un État policier. Les jours suivants, marqués par l’incompréhension citoyenne, les « contribuables » ont répondu à l’appel de la désobéissance civile et sont descendus, à leur tour, dans la rue pour rejoindre les étudiants. Puis, les juristes, muselés.
Le gouvernement québécois s’est approprié les pouvoirs judiciaires, réveillant au passage la fibre progressive et la parole citoyenne. Le vent a tourné et la lutte est devenue populaire. Ce jour-là, j’ai compris qu’il faut parfois faire confiance au chaos et au désordre pour faire avancer une société. Et pour bâtir un modèle fort. Dans l’attente, les Québécois sont au cœur d’un moment où le droit est suspendu, où les autorités sont débordées. Au cœur d’un moment fondamentalement politique.
Avec les autres, je suis retournée dans la rue, investir l’espace public et réclamer une société plus juste. Les lilas ont
fleuri et au loin, j’entends le tintamarre incessant des casseroles. Sur le bord de la chaussée, des policiers surveillent le concert et essaient d’échapper aux étreintes d’Anarchopanda, une imposante mascotte de panda en peluche qui s’oppose à la brutalité policière. Sur le trottoir opposé, une fillette regarde avec envie les chevaux de la police montée. Des étoiles plein les yeux, elle se permet de se rêver. Avec dans une main, une poêle à frire, dans l’autre, une cuillère en bois.
Claudia Vachon