« L’un des pires démons de la civilisation technologique est la soif de croissance 1 »
Le précédent C4 (n°210/211) nous annonçait ses bonnes résolutions dans le dernier numéro, notamment celles liées à l’environnement et à nos modes de vie. Vivre plus simplement, prendre le temps, ré-évaluer nos besoins et respecter la nature, pour commencer à changer le monde dans lequel on vit. Et c’est ainsi que le thème « je dé-crois » a logiquement trouvé sa place dans le débat des Nuits du Paradoxe du 7 mars dernier : décroissance vs croissance, retour sur nos croyances liées à nos modes de production et de consommation. Y étaient invités : Olivier Dedry (Les pieds sur terre), Ezio Gandin (Président des Amis de la Terre), Nicolas Pieret (GAC de Pierreuse), François Sonnet (Mpoc ) et Catherine Bottin (selidge)
« Y a-t-il un inspecteur de l’AFSCA dans la salle ? »
L’AFSCA, pour ceux qui ne connaissent pas, c’est l’Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire.
La « Chaîne Alimentaire ». Nous y voilà! Dieu sait si l’homme moderne passe sa vie à tenter autant que possible de rester au bout de la chaîne, c’est-à-dire: au bon bout, celui qui mange. »
Nicolas fait partie du GAC de Pierreuse, à Liège. Il insiste sur le fait qu’il est venu au débat à titre personnel. Sa première définition du GAC : « un rassemblement de gens qui aiment manger, et n’aiment pas être mangés. » est suivie d’une seconde : « un rassemblement de gens super cool, tellement cool qu’ils sont prêts à faire des réunions pour manger des carottes qui poussent dans la terre et d’autres aliments bizarres, dans l’objectif ultime de sauver le monde et les braves paysans. »
L’idée de départ est simple : il faut changer notre façon de consommer. Comment ? En mangeant mieux et moins. « On ne peut pas consommer à l’infini dans un monde fini » lance François Sonnet.
Olivier Dedry complète : « nos ressources sont épuisées. Le thème de l’alimentation sous-tend toutes les données sociales, économiques et culturelles ». Sa boutique, au 20 rue de la Loi à Liège, a pour but la promotion des produits du terroir. « On aime manger, on veut savoir ce qu’on mange. » D’ailleurs son projet a pour origine le combat contre la malbouffe et l’obésité.
Ezio fait quant à lui partie de l’asbl « Les amis de la terre ». Pour lui aussi, la question de l’alimentation est centrale. C’est en 2005 qu’il découvre les concepts de décroissance et de simplicité volontaire. En adoptant un mode de vie plus simple, « les hommes et les femmes riches doivent décider de vivre autrement pour préserver la terre et l’environnement. »
Se changer soi permet-il de changer les autres ?
Partage, échange, décroissance, simplicité volontaire, développement durable, autant de concepts qui s’entrecroisent et trouvent leurs disciples. Sans pour autant chercher à convaincre à tout prix, ils souhaitent néanmoins propager leur discours. « On veut ouvrir le débat autour de nous et ne pas mettre la tête dans le sable. La clé est la transmission des idées de décroissance » selon François.
Le débat se poursuit sur la définition des concepts. Un intervenant dans le public interpelle : « quelle est la différence conceptuelle entre développement durable et décroissance ? » Le développement durable ne remet pas en cause le principe de la croissance économique. On ne retrouve plus dans la décroissance les notions de croissance et de développement. Par exemple la voiture électrique est associée au développement durable, mais pas à la décroissance.
« On peut trouver des ponts [entre développement durable et décroissance] mais le développement durable est devenu un terme
tellement fourre-tout. Il y a aujourd’hui des multinationales qui parlent de développement durable, mais ce n’est pas le même que moi. C’est pour ça que je préfère le terme de décroissance » ajoute Ezio.
Décroissance, ville en transition, simplicité volontaire, plusieurs visages d’une même chose ? C’est bien la même idée mais sous des aspects différents. L’objectif étant de changer au niveau personnel, et par la suite, en groupe, changer la communauté.
Et le problème est bien là : dans les mesures et les actes que l’on peut mettre en place. Se changer soi permet-il de changer les autres ? Surtout, changer son comportement dans nos pays développés changera-t-il quelque chose dans les pays dits en développement ?
« Parfois on a le sentiment de ré-inventer l’eau chaude » déplore Olivier. En effet, derrière ces grandes notions, il n’y aurait rien de vraiment neuf. Faire son pain, acheter les légumes chez le paysan du coin, se déplacer à vélo plutôt qu’en voiture : ce sont des « considérations d’intellectuels nantis » constate-t-il, à contre-coeur.
Philippe, l’associé d’Olivier, assis dans le public, prend la parole : « est-ce que dans ce que vous présentez-là la plupart des gens peuvent entendre ça ? Ou est-ce que c’est pas un luxe, entre nous ? » Tout cela paraît en effet étanche et complexe. A qui profite le bon pain bio ? A une petite classe moyenne qui est au courant que boire du coca-cola c’est pas bien ? « Le changement est compliqué » répond Esio, « il n’y a que deux générations qui n’ont pas connu le bio » et le discours tourne alors en circuit fermé.
Vanessa Rasquinet intervient. Le CRIE (dont elle coordinatrice l’antenne liégeoise) mène des actions « tout public », notamment dans les écoles. Elles cherchent a ne jamais culpabiliser telle ou telle attitude : il ne s’agit pas d’expliquer ce qu’il convient de faire ou de penser mais de rendre possible un changement de comportement dans le rapport à l’alimentation : « notre approche se veut résolument systémique. Si les gens à qui nous parlons font leurs courses chez Aldi et bien nous travaillerons à partir des produits qui viennent de ce supermarché pour tenter de comprendre avec eux, l’histoire qui se déploie derrière un produit qui fait partie de leur consommation quotidienne ».
A bas le capitalisme !
Les décroissants croient en un idéal qui verrait l’arrêt du système capitaliste et de son obligation de croître. « Décroître » signifie faire demi-tour : une critique radicale du développement et du progrès.
En fin de débat, la question de la politique émerge. Le passage d’une démarche individuelle à un niveau collectif ne cesse de poser problème. De sérieux doutes surgissent : la décroissance, problème de conscience personnel ou solution de sortie de crise? Jean-Paul Brilmaker, continue d’alimenter le débat quelque part en ligne : « un progrès durable reste toujours possible si nous arrivons, au cours des (très) prochaines années, à renverser la logique d’État consistant à détourner les fonds publics au bénéfice du soutien du taux de profit, étant donné que celui-ci retourne de moins en moins à la production réelle et de plus en plus au monde financier, dans le cadre d’une évolution capitaliste apparemment inéluctable » 2. Le problème ne serait plus tant la croissance que la redistribution de ses fruits.
Anselm Jappe, théoricien de la « nouvelle critique de la valeur », pourrait clore, très temporairement, cette discussion avec ce constat émis en 2010 : « Une partie des « luttes sociales » actuelles, dans le monde entier, est essentiellement une lutte pour l’accès à la richesse capitaliste, sans mettre en question le caractère de cette prétendue richesse. Un ouvrier chinois ou indien a de bonnes raisons pour demander un salaire meilleur, mais s’il l’obtient, il va probablement s’acheter une voiture et contribuer
ainsi à la « croissance » et à ses conséquences néfastes sur le plan écologique et social. […] En résumé : le discours des décroissants semble plus prometteur que beaucoup d’autres formes de critique sociale contemporaine, mais il doit encore se développer et surtout perdre ses illusions sur la possibilité de simplement apprivoiser la bête capitaliste à travers des actes de bonne volonté » 3.
Notes:
- Cette citation est attribuée à René Dubos (1901-1982), agronome, biologiste et écologue français, faisant partie de ces scientifiques qui ont contribué à faire passer l’environnement au premier rang des préoccupations humaines. ↩
- J-P Brillmaker sur son facebook : http://on.fb.me/GPWJaU (faut être ami hein) ↩
- http://palim-psao.over-blog.fr/article-au-sujet-des-decroissants-par-anselm-jappe-45976751.html ↩