Vingt temps, Temps-racines? Temps-nuit?

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Rencontre avec Olivier des Binamés « qui préfère … Gambader dans la bruyère… »

– Tu fais quoi dans la vie?
– Je suis musicien.
– Ah. Dans un groupe? Depuis longtemps?
– Vingt ans.
– Il s’appelle comment ton groupe?
– …
– Quoi? Connais pas. Et t’en vis?
– Non. On n’en vit pas, en tout cas pas ce «vivre » dont tu parles, parce que bien sûr, on en vit, ou la musique vit de nous.

Je retrouve le chanteur à « La Zone ».
Les sonnettes aphones me permettent de douter un instant. Ils dorment encore, ils sont partis, il n’y a personne. Lorsque la porte s’ouvre par hasard, il règne à l’intérieur, malgré l’heure matinale, un joyeux entrain et des effluves de café.
Ils sont quelques-uns, punaisant posément vingt années d’affiches sur les murs de la grande salle. Vingt années d’affiches pour vingt années de concerts. C’est vingt années de mise en mouvement et de construction. Je voulais savoir si c’était aussi des phases de doute et d’inquiétude, si au temps ne participait pas naturellement le sentiment de perte, d’avoir perdu ou d’avoir dû laisser.
Je voulais comprendre ce dont bénéficie la durée en regard de la prise de risque déployée.

Dans le groupe, il compose, chante et bat le rythme, et dans la petite cuisine, sur le banc qui grinçait d’une manière comique, il a répondu à mes questions, un temps. Au moment de clôturer, en regardant ma montre, j’aurais été incapable de dire combien s’en était écoulé. La grande aiguille avait fait deux fois le tour du cadran.

Le temps s’écoule comme la rivière, c’est notre point de vue qui passe et repasse et trébuche, se lamente, se redresse…
Je me disais :
« Qu’apporte ce qui dure?
Que manque t-il à ce qui ne dure pas?
Il y a inévitablement de la perte dans la durée.
Mais en soi, ce qu’on perd est là tant qu’il manque, et l’édifice ainsi construit ressemble souvent, à bien y voir, à un gruyère ou à une mâchoire de môme de six ans. Qu’importe parce que tant que ça tient, ça tient. Et tant que la perte est vive, elle laisse à penser. Puis, quand dans son sillage renaissent d’autres histoire, elle reste là pour avoir tissé la suite… »

Il me répond que ce qui dure est ce qui simplement ne s’arrête pas. Que la durée en soi n’est pas une question, un but, une qualité. Que si la durée nécessite des efforts pour maintenir quelque chose à flot, l’abnégation prend le pas sur le plaisir et quelque chose s’oublie.
« Inévitablement, on en parle, quand on rejoue à un endroit où on a joué il y a longtemps, c’est étrange, ça fait sourire, donc oui, la durée revient régulièrement mais elle n’est pas un but, elle n’est pas forcément une qualité en soi, même si elle va avec des qualités qui n’existent peut-être pas dans la non-durée. Mais quand je me pose la question et surtout si j’y réfléchis un peu, je pense inévitablement à ce risque-là, de durer pour durer, et c’est là que je mets sur la table l’abnégation comme effort pour tenir quelque chose debout parce que ça aurait une importance plus forte que la nôtre, que la mienne, que celle des gens avec qui tu avances. L’idée qu’il faut souffrir pour durer, dans ce dont il est question ici, un groupe de rock, ne me semble pas intéressante. J’en parle pour l’évacuer. Mais évidemment, cette sensation est quand même là de temps en temps, comme dans toute activité, il y a des moments où la flamme est là et où on n’a que des retours positifs, et il y a aussi des moments plus durs. Dans ces moments plus durs, il y a des passages d’abnégation, mais c’est marginal. »

Il me raconte. Et l’histoire est à la fois très simple et audacieuse. Une audace qui semble reposer surtout sur la confiance. Il me raconte cette histoire et voilà que je la retisse,
pesant mes mots, bercée par une tout autre musique, enfouie dans le souvenir des mots partagés ce matin-là, accrochée à la nécessité de dévoiler doucement sans entacher le propos.

Il était une fois, à Dinant, dans un garage, il y a vingt ans. Ils ont 18, 19 et 15 ans et montent un groupe. Répètent, sortent un premier album, font un premier concert et aiment ça, continuent, sortent un second album et pour l’occasion, fondent un label. Un label portant un nom de chez eux, exprimant le désordre des sons, une idée du boucan, rompant avec l’usage, dans le rock alternatif français, de se baptiser de noms anglais assez ronflants. Et ces bricolos, venus de la province, sans expérience, fondent quand même un groupe qui se fait doucement sa place. « On le ressentait comme une espèce de particularité dont on était assez fiers. On avait des contacts cocasses avec les autres musiciens parce que nos amplis étaient minuscules, plus petits qu’un cartable et nous, on ne comprenait pas l’intérêt d’en avoir de la taille d’une grosse malle, ce qui donnait des rapports bizarres d’incompréhension mutuelle assez amusants.  »

Puis, de salle en salle, d’année en année le groupe sait se faire écouter, apprécier, découvrir et re-découvrir avec finesse. Leur énergie donne non seulement à fêter, mais aussi à penser. Leur chemin aussi. Les premiers albums amènent la question du droit d’auteur. Puis une réflexion en amène une autre. « La réflexion est venue petit à petit et c’est pas fini. » Chaque confrontation, chaque point de vue, finalement, amène un questionnement sur le monde dans lequel ils gravitent : les rapports entre la culture et l’expression, la musique comme activité ludique ou comme travail, les différentes manières de faire de l’art et les différentes choses comprises dans ce mot, les rapports de l’art avec l’industrie, avec l’économie. « Il y a tellement de liens entre tout ça qu’on n’y est pas nécessairement confrontés en même temps, à moins de faire un travail de recherche sur ces sujets… Nous, ça nous est tombé dessus petit à petit ». Progressivement, ils écartent de leur fonctionnement les principes qui ne leur conviennent pas : l’expression exacerbée de la propriété des chansons, ou l’idée de travailler la musique comme une activité vouée à la rentrée d’argent à laquelle le temps doit être consacré comme un investissement.

Le temps. Du temps payé, du temps donné, du temps gagné? Il répond « plutôt prêté que loué, plutôt donné que vendu. » Il n’ont pas vraiment fait ce choix, comme si l’expérience avait porté son fruit, meilleur cueilli qu’acheté. Rarement le groupe est payé, en général défrayé, souvent juste au minimum. Et l’aisance acquise dans la durée tient aussi à ce fonctionnement propre au groupe, aux liens tissés d’année en année avec des lieux, des groupes, des collectifs porteurs eux aussi de projets où le lien n’est pas financier mais humain. Des liens qui s’approfondissent ou s’atténuent dans le temps pour parfois rebondir ou reprendre des années plus tard. Un fonctionnement qui élargit le cadre d’action, où dès lors la routine porte sans doute un autre nom. Aisance progressive lorsque d’un mouvement naît spontanément le suivant, que la musique devance la pensée, tend à l’abandon. De concert en concert, le cadre n’est pas étroit. La répétition, sans cesse questionnée, est celle de l’artisan, passant d’une tâche à l’autre dans l’atelier. « Pour qu’il y ait de la répétition sans routine, il faut une dose de liberté » Et lorsque les marges de liberté semblent être mises à mal, ils trouvent l’espace pour les repositionner. Ils modifient l’organisation du groupe en concert, se débarrassent des playlists, donnent de plus en plus de place aux plages d’impro en fonction de ce qui se passe musicalement, puis, de concert en concert, les musiciens alternent, donnant à chaque fois une coloration différente au groupe, à la musique. Un fonctionnement qui renforce cette part de liberté à laquelle ils tiennent et dénoue la rigidité du
lien de chaque membre au groupe : la possibilité de refuser un concert pour certains sans le compromettre pour les autres.

Leur chemin, déblayé des pièges routiniers, évite le racolage de l’innovation nécessaire. Leur activité ne tient pas dans ce clivage. Or, si l’innovation s’oppose à la routine, chez eux, la surprise complète bien l’aisance. «  En musique, en tout cas, on va chercher à se donner des occasions de surprise. On en trouve par accident avec cette histoire de changer le collectif et puis, il y a quelque chose de magique à jouer pour la première fois dans un endroit. Une magie qui se reproduit régulièrement. Eventuellement loin, où on n’est jamais allés, ou éventuellement près. Ça, c’est de la surprise pour nous qui jouons. On est surpris par là où on va et pour qui on joue et on en a besoin. Il y a aussi, paradoxalement, la surprise de jouer à des endroits où on est déjà passés ». Mêmes lieux, autres gens; autres lieux et même gens, mêmes lieux, mêmes gens, autres lieux, nouveaux lieux, nouvelles gens… Puis on parle encore de plein de choses. Enfin, il parle. Il dit que les années apportent aussi une certaine forme de respect, qui permet de ne plus devoir justifier certains choix, de ne plus devoir expliquer. Il dit aussi qu’il ne sait pas quel chemin est plus lourd, que lui, en tout cas, il se sent proche du vivant.

Plus tard, alors que dans la nuit prenant place sur l’horizon plat des terres hesbignonnes, résonnent les guitares de Standed Horse 1, je me dis qu’il faudrait peut-être aussi juste laisser la musique parler d’elle-même. Parler de ce que ça donne lors de ces concerts enracinés dans l’instant. Lorsque dans les mots, lorsque dans la musique, s’étend (jusque dans les dents, jusque dans les pieds, les yeux, les bras, jusque dans la voix, le sourire) la vitalité vraiment réjouissante d’être ensemble.

Notes:

  1. Un guitariste qui n’a rien à voir, un clin d’oeil…
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