Internet va-t-il tuer la presse papier ?

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Contrairement aux prévisions alarmistes de l’époque, la presse papier a survécu à l’avènement de la télévision et de la radio. Traversera-t-elle aussi la crise identitaire dans laquelle semblerait la plonger son opposition au « réseau des réseaux » ?
Les Cassandre anticipent une disparition totale des quotidiens papier au profit d’un contenu « on line ». D’autres voient dans le web un moyen, pour les journaux et groupes de presse classiques, de reprendre l’initiative et de se pérenniser en s’attribuant une place de choix dans l’information en « temps réel ».
Comment l’internet s’apprête-t-il à révolutionner l’information ?

Perte d’un monopole

S’il est impossible d’avoir du recul sur des phénomènes aussi récents (1995 pour la création des premiers journaux francophones en ligne), on peut tout de même observer que le monde des médias, depuis l’arrivée du web 2.0, a vécu des bouleversements structurels et éditoriaux qui ont provoqué un vacillement de l’ordre médiatique établi. Les journalistes professionnels ne sont plus les seuls producteurs de l’information,  ils en ont perdu le monopole tandis que la participation citoyenne grandit de jour en jour, de kilo octet en méga octet.

Comme le prédisait l’écrivain japonais Kenichi Onae dans un entretien accordé à l’Express en 1996 : «Internet va changer la société de fond en comble. Nous assistons à la naissance d’une société réseau où les administrés vont devenir «netizens» (néologisme composé de « network » et « citizen ») et «networkers». Chaque citoyen pourrait désormais produire du contenu  par le biais des blogs et des réseaux sociaux, mais pas seulement.

Fin des années 00, des sites d’information dits «participatifs» comme Mediapart, Rue 89 et Atlantico voient le jour. La participation des citoyens s’y opère grâce aux commentaires et aux échanges communautaires. Une liberté totale de ton et d’angle est revendiquée par les rédactions. Ainsi, Mediapart a permis de mettre  à jour l’affaire Woerth-Betancourt mêlant fraude fiscale et conflit d’intérêt dans les plus hautes sphères de l’Etat français. Quand on connait les pressions effectuées par l’appareil étatique sur les journalistes et les collusions diverses au sein de certains groupes de presse 1, on ne peut que se réjouir de voir émerger des structures indépendantes faisant la part belle à l’investigation, refusant l’auto-censure. Elles permettent la publication d’informations en «contournant» les processus de sélection et d’agenda setting induits par les relations endogamiques entre la presse et le pouvoir politique 2.

Sur ces pure players 3, les professionnels éditent le contenu et fixent la ligne éditoriale en utilisant les infos fournies par les internautes, tandis que ces derniers animent les blogs connexes en continu.

Depuis 2005, Agoravox propose une « plate-forme citoyenne » permettant à des rédacteurs non professionnels de publier des articles après validation d’un comité de rédaction (composé de rédacteurs volontaires) qui filtre les contenus pour réduire les risques «de désinformation, de déstabilisation, de manipulation ou de propagation de rumeurs». Carlo Revelli, co-fondateur du projet, explique son bien-fondé : «Grâce à la démocratisation effective des technologies de l’information et d’Internet, tout citoyen est un ‘capteur d’information’ qui peut devenir potentiellement un reporter capable d’identifier et de proposer des informations à haute valeur ajoutée». En 2008, le site est devenu une fondation reconnue d’utilité publique par la justice belge, accentuant ainsi sa légitimité et sa visibilité.

«  Le média, c’est le message » disait Mac Luhan. Désormais, « Le média,
c’est aussi l’utilisateur ». Internet implique, en puissance, un espace de parole démocratique qui doit être le lieu d’expression de «n’importe qui » 4.

Diffusion en baisse, cannibalisation en vue ?

À l’aube du troisième millénaire, une enquête IPSOS–Médiangles sur la presse magazine en France démontre que les lecteurs assidus de magazines sont aussi de fidèles internautes.

La Newspaper association of America a récemment commandé un sondage sur la presse en ligne aux USA :  80% des internautes US affirment continuer à lire l’imprimé après avoir découvert le site web d’une publication.

Le rédacteur en chef  de l’édition électronique du New York Times ne voit pas une concurrence, ni une « cannibalisation » du web sur le papier car, pour lui, «les deux supports attirent des audiences totalement différentes. Le public web cherche avant tout des infos actualisées, des archives, des illustrations, des vidéos. Le lectorat traditionnel quant à lui a accès à des articles généralement plus longs, enrichis par l’hypertexte et les liens connexes.»

Le constat est également positif pour Le Monde : la diffusion payée en France et à l’étranger  a progressé notamment grâce au rayonnement international que permet la toile. La francophonie représente 300 millions de personnes : autant de lecteurs potentiels. D’après les estimations de différents instituts de sondage, la consultation des sites d’information généraliste comme Le Monde s’effectue à 30% depuis des pays étrangers. Force est de constater que la presse française a l’opportunité d’accroître sa diffusion au travers des réseaux numériques. «Il faut que le français de France, mais aussi  le français de Québec, le français du Sénégal et le français des Antilles, le français du Cambodge et le français de Guyane soient tous présents sur la toile» déclarait Hervé Bourges, alors président du CSA.

La crédibilité de l’information dans la course au buzz et capitale. Le concept d’infotainment est chevillé au développement de l’info en ligne. Dans un contexte hautement concurrentiel, le caractère insolite d’un contenu lui permettra de se propager de manière virale bien plus rapidement qu’une news « classique ». Les pratiques journalistiques s’en trouvent malheureusement parfois modifiées au détriment de la recherche de la vérité. Vu l’abondance informationnelle actuelle, certains sites n’hésitent pas à mélanger pseudo-scoops, rumeurs et faits d’actualité sous couvert d’une « information hyper-instantanée » et d’une réactivité inégalable.

Les vraies-fausses informations n’ont bien sûr pas attendu internet pour se propager comme une traînée de poudre, qu’il s’agisse des charniers de Timisoara ou des armes de destruction massive de Saddam Hussein. Dans une société de l’information sujette aux manipulations et à la propagande, les journalistes pourraient trouver en l’internet un moyen efficient d’exercer leur « contre-pouvoir ». L’expérience des professionnels du secteur en matière de sélection, de mise en forme et de hiérarchisation de l’information est précieuse dans cet univers aux potentialités énormes mais où dominent le buzz et l’instantanéité.

Restriction, Acta : la mobilisation citoyenne

«Je tiens à dénoncer de la manière la plus vive l’ensemble du processus qui a conduit à la signature de cet accord : non-association de la société civile, manque de transparence depuis le début des négociations, reports successifs de la signature du texte sans qu’aucune explication ne soit donnée, mise à l’écart des revendications du Parlement Européen» dénonçait, le 26 janvier 2012, Kader Arif, rapporteur principal de l’ACTA au Parlement Européen après avoir remis sa démission et qualifié ce traité de «mascarade ».

Officiellement, les négociations entamées dans le plus grand secret depuis 2007 visent à lutter contre la contrefaçon et à garantir un respect total du copyright. Dans les faits, il modifierait en profondeur le web tel que nous le
connaissons aujourd’hui. Si l’accord est signé, il rendra sans doute l’hébergement de contenu généré par les utilisateurs difficile à assumer financièrement.

Malgré l’opacité qui entoure les négociations, des fuites informent le public, depuis 2008, grâce à Wikileaks. On y apprend que les ayants droits auraient la possibilité de couper l’accès à internet, d’accéder aux données personnelles — sans recourir aux procédures judiciaires classiques. De nombreux experts rappellent que les dispositions prises par le traité sont incompatibles avec le droit européen. Bruxelles a décidé de s’en remettre à la Cour de justice de l’UE afin de vérifier si l’accord respecte les droits fondamentaux. «Les opposants craignent que cet accord ne favorise les intérêts des multinationales au détriment des droits fondamentaux et constitue une menace pour la vie privées et les droits de l’homme».

La neutralité du net serait mise en péril : illico, la mobilisation citoyenne s’enclenche. Des manifestations ont eu lieu aux quatre coins de l’Europe. Une pétition ayant recueilli plus de 2,4 millions de signatures a été déposée le 28 février au Parlement Européen. Les hacktivistes se mobilisent.

Nous vivons une époque-charnière où les opportunités offertes par le réseau sont multiples notamment en termes d’instantanéité, d’indépendance et de coopération citoyenne. Reste à élaborer un modèle financier, entre gratuité et publicité, pour que la mutation numérique s’opère dans de bonnes conditions. Si le virage est bien négocié, le réseau des réseaux peut devenir un fabuleux catalyseur des aspirations du public et des professionnels.

Guillaume

Notes:

  1. Jean-Pierre Bédeî, L’info-pouvoir, 2008
  2. Ignacio Ramonet y réserve un chapitre dans son dernier ouvrage « L’explosion du Journalisme ».
  3. L’expression désigne une entreprise qui se déploie uniquement sur le web.
  4. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
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