Cyber-exploration, nouveaux territoires

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En 1993, je m’arrête devant la Fnac, attiré par la vitrine où l’on voit à l’intérieur du magasin trois ordinateurs installés contre un mur avec au-dessus une affiche où il est écrit en grand : INTERNET.  Autant le dire tout de suite, personne n’en avait rien à péter « d’internet »,  et chacun vaquait à ses achats… Je ne me rappelle plus de la première page « internet » que j’ai visitée mais ce fut un moment solennel, le bruit caractéristique des modems analogiques – cette espèce de cyber-cochon qu’on égorge – qui donne un air dramatique à la situation… Un son que le film « Matrix » a su exploiter à merveille… Mais ne nous emballons pas, et reprenons depuis le début, ou presque.

Les bases du réseau des réseaux furent jetées en 1969 avec le projet ARPANET et la connexion de quatre réseaux universitaires aux Etats-Unis pour le compte de la Défense américaine. On peut également épingler l’invention de l’e-mail en 1971, les forums USENET en 1979, le protocole FTP (transfert de fichier) en 1985 et l’Internet Relay Chat (IRC) en 1988. Mais ce qui popularisa le réseau fut la création du world wide web  il y a vingt ans. L’interconnexion des serveurs offrait du contenu dans une interface graphique avec des liens hyper-texte, permettant de passer d’un contenu à l’autre. C’est précisément cela qu’on montrait à la Fnac durant cette journée de 1993, dans l’indifférence générale.

La fascination d’une génération (X) pour la technologie du réseau et de l’espace virtuel n’est pas seulement le fruit du labeur des scientifiques de l’ARPANET. Parallèlement à ce cheminement scientifique, le cyberespace se développe également dans l’imaginaire collectif d’une sous-culture littéraire qui émerge dans le courant des années 80. William Gibson met en forme avec Bruce Sterling, entre autres, un univers global et dystopique, dominé par les multinationales. Les ingrédients d’un roman cyberpunk : des ordinateurs connectés au système nerveux, un monde urbain effrayant et pollué et une pléthore de sous-cultures inspirées du punk et du new-wave de l’époque.… En 1984, William Gibson écrit le premier opus d’une trilogie (Trilogie de la conurb) intitulé Neuromancien. Il invente la notion de « matrice », de cyber-espace. Alors qu’à cette époque – dans le monde réel – les geeks sont encore insortables, ringards et méprisés sur les bancs des écoles, le héros de Neuromancien, Case, est Dandy postmoderne, « ancien cow-boy, hacker à la connexion neurale  négligemment et irréversiblement « endommagée » [1]

Toute une mythologie « rebelle »  du net se met en branle, avec ces pirates qui, pour échapper au monde invivable dans lequel ils sont nés, se réfugient dans la matrice et gagnent leur vie en brisant la glace (pare-feu) des multinationales. Le cyberespace est un monde virtuel en 3D auquel on se connecte de façon neuronale. Un second life avant l’heure, en plus psyché. Dans le second opus, Comte zéro  (1986), la trame et les personnages sont identiques au premier épisode, avec un air de polar en plus. Une des caractéristiques des cyberpunks est de faire évoluer les personnages dans des villes et continents différents pour insister sur l’idée « globale »  du réseau.

Toujours en 1986, dans la vraie vie cette fois, Loyd Blankenship aka « The Mentor » écrit  La Conscience d’un Hacker après son arrestation par la police américaine pour « crime informatique ». Ce petit texte est considéré comme « la pierre angulaire » de la culture hacker : « J’ai fait une découverte aujourd’hui, j’ai trouvé un ordinateur. Attendez une seconde, ce truc est cool. Il fait ce que je veux qu’il fasse. S’il fait une erreur, c’
est parce que je me suis planté. Pas parce qu’il ne m’aime pas (…) Oui, je suis un criminel. Mon crime est ma curiosité. (…) Mon crime est d’être plus futé que vous, ce que vous ne me pardonnerez jamais.
  » [2].

En 1988,  le Manifeste Crypto-Anarchiste  [3] de Timothy C. May (dans la vraie vie ingénieur chez Intel) est pour ainsi dire visionnaire : « La technologie informatique est sur le point d’offrir la possibilité pour les individus et les groupes de communiquer et d’interagir les uns avec les autres d’une manière totalement anonyme (…) L’Etat va bien entendu essayer de ralentir ou d’arrêter la propagation de ces technologies, en invoquant la sécurité nationale, leur utilisation par des dealers et des fraudeurs… » C’est également l’année de sortie du troisième et dernier volet de la saga de William Gibson, Mona lisa s’éclate. Bobby, le personnage,  se crame le cerveau après avoir testé un biogiciel et, en mort cérébrale, hante la matrice, alors que son corps est maintenu en vie artificiellement. On ne se connecte plus au réseau, on y prend racine…

En 1996, d’autres hackers visionnaires lâchent un  manifeste fortement influencé par la futur épouvantable que nous prédit Gibson…  Le web ne compte encore que quelques milliers de sites et  les connexions doivent avoisiner les 0,2% de la population mondiale. Pourtant, déjà, le cercle très restreint d’internautes se sent menacé. La Déclaration d’Indépendance du Cyberespace, écrite par John Perry Barlow, poète, militant politique et ancien parolier de Grateful Dead, plante le décor : «Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande à vous du passé de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous (…) Vos concepts légaux de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement, de contexte, ne s’appliquent pas à nous. Ils sont basés sur la matière, et il n’y a pas ici de matière. » [4].

Les années 90 verront émerger un courant dit « post-cyberpunk » où les héros ne sont plus (seulement) des hackers drogués et marginaux mais parfois des gens responsables, militants et bobo avant l’heure. Il y a également une volonté de certains auteurs de renverser la dystopie en imaginant un monde pacifié par les technologies et non plus aliénés. Les Mailles du réseau  de Bruce Sterling (1988) ouvre la voie, suivront avec entr’autres Pat Cadigan (Les Synthérétiques, 1993) ou Greg Bear (Slant, 1997). Qu’est-ce qui peut expliquer ce revirement? Certains affirment que même les cyberpunks peuvent arrêter les drogues, faire des enfants et trouver un emploi. Mais il y a fort à parier qu’une nouvelle génération est prête à en découdre pour que le monde ne finisse pas comme la Conurb de Gibson!

1999 : c’est l’explosion de la fréquentation du web, on estime à 250 millions le nombre de connectés [5]. Même si l’éclosion des pages perso et blogs témoignent d’un certain dynamisme dans les échanges «grand public », l’information reste la chasse gardée des grands groupes de médias qui ont adapté leur support pour la toile. C’est sur ce constat, en pleine naissance du mouvement No-global, qu’un réseau international de hackers construit les prémisses de ce que sera le web 2.0 (ou web participatif). Sur le contenu média, ils imaginent un site en « publication ouverte » lors des actions et manifestation contre l’OMC à Seattle. Indymedia était né. Pour la première fois,
tout un chacun peut publier en temps réel ses récits, photos et vidéos. Les connexions explosent (1 million et demi de connexions lors du sommet). Devant l’ampleur de la couverture, plusieurs grands groupes comme CNN ou la BBC ont répercuté les infos [6]. Et pour s’organiser et communiquer, le réseau a mis en place un agrégat d’outils pour les activistes, jusque là réservés aux hackers et autre geeks du réseau : Wiki, IRC, FTP —  bref, un des premiers réseaux sociaux de masse est lancé.

1999, c’est également le grand retour de l’esthétique cyberpunk, avec la trilogie cinématographique « Matrix »  [7] de Andy et Larry Wachowski où tous les ingrédients chers à William Gibson sont remis au goût du jour, à une différence prêt. La Matrice n’est plus cet endroit lugubre exploré par une poignée d’allumés, c’est l’humanité entière qui y est connectée. Partant du postulat que la « réalité » n’est qu’une simulation injectée dans le système nerveux de corps amorphes. Des corps servant de piles pour des machines qui règnent en maître sur le monde! Le but du jeu pour les hackers est désormais de libérer les humains du « Système » (la matrice).

Matrix, tout comme le haut-débit, a familiarisé le grand public au phénomène du hacking. Le réseautage, initié par des groupes de plus en plus nombreux mais minoritaires, a littéralement explosé. Les Anonymous [9] sont le fruit de cette dilution de la pensée hacker. Plus besoin d’être un féru d’informatique pour participer à des actions virtuelles de protestation sur le réseau. Ce sont les ordinateurs, plus que les cerveaux, qui sont mutualisés pour des attaques par « déni de service » contre des sites étatiques ou des multinationales.

La tranche temporelle d’anticipation entre le présent et le futur cyberpunk dans les années 80 était très mince, souvent une quarantaine d’années, si bien que certaines œuvres se déroulent actuellement. Avec Matrix d’abord, V pour Vendetta (des mêmes auteurs) et les Anonymous, le présent, le passé et le futur s’entremêlent de façon étrange. Les multinationales dominent un monde pollué et la « matrice » double chaque année ses abonnés. On compte actuellement 2 milliards d’internautes.

Joe Napolillo

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