Quand la libéralisation ordonne le savoir

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À l’heure des restrictions budgétaires qui frappent le secteur de l’éducation, et au moment où la reconnaissance sociale a changé de forme, il est d’une évidence banale d’avancer que le métier de l’éducateur et l’école officielle peinent à dessiner efficacement les contours de la relation enseignant-enseigné dans une situation d’apprentissage.

Désigné comme bouc-émissaire de la déglingue pédagogique dans l’imaginaire collectif, l’enseignant se voit souvent contraint de surmonter une batterie de défis pédagogiques : « surveiller, recentrer les élèves dans une classe surchargée, gérer le volume horaire et le calendrier d’un programme exigeant et cela tout en évitant les traumatismes d’une éducation autoritaire… la pénibilité du métier est difficilement contestable » souligne M. Aziz, enseignant à l’UT de Charleroi et acteur associatif dans le domaine de la remédiation scolaire, dans une tentative d’expliquer pourquoi un élève belge sur quatre n’arrive pas à suivre le rythme en classe 1.

L’Ecole hors de l’Ecole

« Les initiatives gratuites, la tradition du soutien bénévole ou bien les écoles de devoirs ont longtemps prodigué des soins palliatifs afin de réduire l’ampleur de l’échec et du décrochage scolaire » » ajoute M-Aziz , mais il n’en demeure pas moins vrai que le recours aux boîtes de coaching payant a le vent en poupe. « Ce type d’accompagnement a développé ma confiance en mes propres capacités, je pense que l’attrait du suivi individuel pourrait s’expliquer par la sacralisation de la réussite dans une société libérale! » avance Valérie L., étudiante en 4ème année de médecine à la faculté Notre Dame de Namur qui, pour pouvoir dépasser l’obstacle du numerus clausus, avait eu recours à l’assistance d’une école privée – avant de prendre goût à ce type de cours et d’en devenir une véritable adepte.

En effet, le développement de la société de performance et de consommation a crée ce besoin qu’une pléthore de sociétés d’accompagnement individuel cherche à rencontrer : Learnisys, Educadomio, Reussit School, Cogito etc. Tous rivalisent d’originalité et ne lésinent pas sur les procédés marketing pour faire valoir leurs outils de diagnostic et de remédiation des difficultés d’acquisition. Au rayon des offres, une pluralité de modèles explicatifs adaptés à chaque élève-client : gestion mentale, application des recherches en matière de neuroscience, méthode de travail, apprentissage de l’apprentissage, stages intensifs de perfectionnement, blocus assisté etc. Des formules et des packagings dignes des stratégies « 4P » 2 et tarifées entre 20 et 40 euros l’heure. Ce nouveau marché scolaire serait évalué à quelques centaines de millions d’euros en Belgique et prospère en Europe: 2,2 milliards d’euros par an en France, un milliard d’euros en Allemagne, 400 millions d’euros en Espagne etc. [chiffres 2007, le quotidien le Monde 17/06/2011].

Si on l’abandonne aux forces du marché, l’éducation rentrerait dans une nouvelle ère; un ordre où la conjonction de cette industrie du savoir avec une certaine classe socio-économique aisée pourrait accoucher de nouvelles stratégies scolaires : de nouvelles valeurs éducatives qui reproduiraient les effets pervers du libéralisme économique et de la ségrégation sociale.

Outre les promesses de l’efficacité, ces sociétés mettent surtout l’accent sur la flexibilité : souplesse horaire, malléabilité des éducateurs, liberté du choix offert aux parents consuméristes, vérification de la méthode…

« … Le contre-modèle de l’institution scolaire » déplore le sociologue français
Dominique Glasman. Il avertit qu’au train où ça va, si on l’abandonne aux forces du marché, l’éducation rentrerait dans une nouvelle ère : un ordre où la conjonction de cette industrie du savoir avec une certaine classe socio-économique aisée pourrait accoucher de nouvelles stratégies scolaires. De nouvelles valeurs éducatives qui reproduiraient les effets pervers du libéralisme économique et de la ségrégation sociale. Les prémisses de ce type de stratégies ont été dénoncées par Nico Hirt (pourfendeur de la marchandisation de l’école) : «  Le libéralisme scolaire belge exacerbe le jeu de la concurrence entre les établissements et produit un classement des écoles selon l’indice socio-économique de leurs élèves ». Selon lui, les critères de choix de l’établissement amplifient les conditions inégales en matière d’accès au savoir illustrées par l’enquête PISA 2003.

Force est de se poser la question de la survie de l’école gratuite en tant que temple de l’hétérogénéité sociale, de l’égalité des chances, de la méritocratie, du travail collectif où la personnalité se forge au rythme des rencontres de pensées. « L’apprentissage est une modification adaptative du comportement consécutive à l’interaction de l’individu avec son milieu » écrivait l’épistémologue suisse Jean Piaget. Tandis que se profile un ordre consumériste de travail individuel, de dépendance et de solitude. Un système purement utilitariste accusé de viser la formation de l’être performant au détriment de l’être social et de favoriser l’accaparement du marché de l’emploi par une « élite ».

Alternatives

Pour M. Aziz, acteur associatif confronté aux carences du système éducatif, il n’en demeure pas moins des raisons de poursuivre l’effort. Selon lui, pour endiguer l’attrait galopant des cours privés, il faut revigorer le monde associatif concerné par l’apprentissage, et défendre la gratuité de l’assistance scolaire à ceux et celles pris au piège dans une mécanique qui broie et exclut les plus faibles. Se pose alors la question abordée lors du colloque «L’associatif : soins palliatifs de la société capitaliste? » organisé le 14 mai 2011 au CEME de Dampremy : l’associatif ne tend-il pas, finalement, à servir de roue de secours pour combler les lacunes de l’organisation sociale? Les associations ne contribuent-elles pas à maintenir le système libéral excluant tel qu’il existe ici et maintenant? Et l’État n’aurait-il pas tendance à déléguer au monde associatif, moyennant subsides, tout ce qui coûte sans rapporter immédiatement? Pourtant, bien d’initiatives présentées comme susceptibles d’éviter à l’école le sacrifice sur l’autel de l’ultralibéralisme, ont été proposées par les pouvoirs publics. Le décret «Robin des Bois », dont l’objectif affiché est d’éviter que l’école ne reproduise la hiérarchie des positions sociales, organise le transfert de huit millions d’euros en termes de personnel et de subventions des «écoles riches » vers les établissements pauvres. D’autres aménagements ont été suggérés pour réduire l’ampleur des échecs scolaires au sein de l’école. Un accord entre le gouvernement de la fédération Wallonie-Bruxelles et les syndicats de l’enseignement CGSP et CSC en mai 2011 prévoit des mesures pour l’année académique 2011-2012 afin d’améliorer l’exercice des métiers de l’enseignement, fixer un nombre maximum d’élèves en classe et lutter contre le redoublement.

Valérie, la future médecin adepte des cours privés, pense que les inquiétudes suscitées autour des « études contre rétribution » sont infondées. Selon elle, l’émergence du phénomène ne serait qu’une évolution logique d’une société plurielle à dominance capitaliste. Ce qui permettrait à des étudiants universitaires, enseignants temporaires etc. de bénéficier de petites rentrées supplémentaires. Et puis, c’est nous-mêmes qui alimentons le système : bon nombre de familles modestes préfèrent se saigner pour envoyer leurs progénitures dans les écoles privés!

«… Avoir son propre coach c’est tendance! » conclut Valérie.

Notes:

  1. Trends-Tendances : 10/04/2008 ]. Une perspective de l’échec qui génère stress chez les élèves largués par les cadences imposées, et angoisse chez des parents dont bon nombre se tournent vers l’aide extra-scolaire 3En moyenne une famille belge sur cinq sollicite le soutien scolaire payant (le vif-l’express: 25 mars 2010)
  2. 4P: Produit, Promotion, Prix, Place (Distribution).

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