La conception du Temps: une question d’ordre ?

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T’imagines que le Dimitri Ivanovitch avait laissé des cases vides dans son quadrillage en supputant qu’elles devaient « forcément » contenir des éléments, qu’il décrivit précisément et que l’on ne découvrit que bien des décennies après qu’il fut repiqué ! Même ceux qui sont trop instables pour la Terre et qu’on n’a pu faire exister qu’une fraction de seconde à l’aide d’un accélérateur de particules ! L’univers possède donc un agencement fondamental, une architecture dépouillée, un réseau de relations chiffrables et n’est point du tout le domaine d’une inextricable et monumentale confusion… n’en déplaise à nos amis du groupe Panique. Tu sais, Caillois m’a aussi permis de réfléchir sur la vision que nous avons du temps, de millésimes rangés selon un ordre immuable et auxquels chacun ici se trouve si bien accoutumé qu’il ne croit pas possible de concevoir même une ordonnance différente. Aux verres suivants, me voilà dissertant sur le fait que le temps ne fut (et d’ailleurs n’est) pas appréhendé unanimement de semblable manière et que cette divergence des conceptions pourrait presque se résumer en une opposition entre Orient et Occident. Le lendemain, j’étais prié de résumer tout ça par écrit, et sans tergiverser. Je ne pus qu’accepter, me disant que j’eus mieux fait de commenter, avec tout l’enthousiasme de circonstance, l’exceptionnel printemps de Philippe Gilbert…

J’ai donc relu Temps circulaire, Temps rectiligne  (in Obliques, Fata Morgana, 1967). Du temps les propriétés ne sont pas en tous lieux identiques et semblent tributaires de la conception de l’univers particulière à chaque civilisation. Les astres influèrent sur l’élaboration de telle ou telle vision locale, qui tint bientôt de la doctrine philosophique ou théologique. Si nous, Occidentaux, concevons la succession des événements comme rectiligne, s’étendant linéairement dans les deux sens entre la création et la fin du monde, si nous alignons ces événements dans deux directions en privilégiant l’un d’eux transformé en point de repère, il n’en va pas de même en Orient, où la conception du temps est volontairement circulaire et peut être considérée comme une transposition du retour des saisons à l’échelle de la durée du monde. Caillois précise : « Celle-ci apparaît alors constituée de cycles identiques composés d’années homologues qui se succèdent dans le même ordre et dont la série recommence sans fin après épuisement, comme l’été vient nécessairement après le printemps et l’automne avant l’hiver. Le cycle chinois de soixante ans fournit un parfait exemple. » L’Occident n’a pas toujours ignoré pareille conception : l’observation nous enseignant que tout dans la nature est périodique, que le retour des mêmes causes produit les mêmes résultats, il s’ensuit que l’idée de l’Éternel Retour fut accessible à bien des esprits. (Pour lui donner raison, rappelons, par exemple, que ce temps fut unanimement celui de la philosophie grecque ; aristotéliciens, platoniciens, stoïciens imaginaient un temps annulaire, non irréversible, où chaque instant en répète un autre qui a déjà eu lieu exactement semblable et que d’autres répéteront non moins identiquement dans l’infinité du futur.) Cette conception ne fut cependant que prétexte à savants calculs astrologiques : à quel intervalle les huit planètes se retrouvaient-elles dans la même situation, déterminant ainsi la durée de l’année cosmique ? L’hypothèse la plus vraisemblable la fixe à 760.000 ans. La pensée grecque va se saisir de ces supputations pour opposer deux orientations de portée différente : chacun renaît-il exactement comme il était et accomplit-il les mêmes actions ou quelqu’un de semblable renaît-il avec un même caractère et accomplit-il des actions analogues ? Face à ce vertige logique, les penseurs sont victimes d’un « irrésistible entraînement à radicaliser la doctrine ». Sous l’influence orientale, la question de l’Éternel Retour oblige bientôt à « prendre parti pour ou contre une histoire dont l’homme est l’
agent responsable et libre
». La spéculation amène l’idée d’un « univers éternel dont l’histoire est scandée par des catastrophes symétriques ».

Cette répétition périodique des événements, ce temps cyclique, la mécanique inéluctable de l’Éternel recommencement furent ruinés par les attaques du… christianisme ! Saint Augustin, qui aurait admis volontiers que les événements païens soient répétés à l’infini, se cabra à l’idée d’être obligé de concevoir d’innombrables et identiques naissances et supplices du Christ dans le passé et dans l’avenir. Quant à Origène, il n’admettait pas Adam et Ève désobéissant dans le jardin d’Éden avec une régularité inflexible, pas plus que mille et mille déluges, passages de la Mer Rouge et trahisons de Judas qui ont eu lieu et se reproduiront sans fin. Cette théorie était incompatible avec le libre arbitre et, partant, avec le christianisme. Malgré cette violente attaque, la doctrine du temps cyclique réapparaît épisodiquement jusqu’au XVIIIème siècle, mais, dit Caillois, « dans les ouvrages érudits ou au cours de controverses scolastiques qui se perpétuent dans des milieux fort restreints de théologiens ou de philosophes férus des idées de l’Antiquité ». En Occident, le temps cyclique ne fut d’ailleurs qu’un recours purement doctrinal, qui ne mit jamais en péril le temps historique, linéaire, irréversible, « où rien ne peut arriver deux fois identiquement, puisqu’en tout cas la mémoire et les effets du premier événement ne peuvent pas ne pas enrichir ou altérer le second ». (La ’Pataphysique est la Science, pensai-je.) Seul, le peuple étrusque adopta une vision fermée et catastrophique de l’histoire, héritée de son hypothétique origine orientale.« Il n’est pas sans conséquence – poursuit Caillois – que le temps soit tenu pour linéaire ou pour circulaire. Une histoire considérée comme cyclique (…) tend à exclure la notion même de progrès, puisque tout s’y répète indéfiniment à intervalles fixes. Ce qui compte alors est celle de conjoncture, c’est-à-dire le moment où se produit chaque événement, car cet instant détermine pour une bonne part le fait, au moins tout ce qui en lui dépasse la péripétie. » Il décrit ensuite longuement la combinaison de cette conception systématique de la durée avec une annalistique chez les Chinois. L’histoire est écrite, année après année, en accumulant les anecdotes caractéristiques ; les Annalistes chinois ne se contentent pas d’enregistrer les événements, mais les répartissent « en les confrontant avec les modèles qui font autorité dans le passé, si bien que la seule archivation des faits confère à l’histoire un caractère de verdict presque métaphysique ». Quant à l’Inde, elle possède une conception du temps essentiellement cosmique, donc démesurée, dans laquelle la misérable durée humaine perd tout son sens. La chronologie, les événements historiques n’ont aucune importance au regard de la délivrance de l’âme, du « retour de l’absolu ».

Faut-il insister sur l’incompatibilité de pareilles conceptions avec le tracé linéaire de l’histoire occidentale, où triomphent des vues de l’esprit telles que la nécessité de trois périodes dans la réalisation de toute civilisation : « une époque de gestation, les temps primitifs ou héroïques, caractérisée par la rudesse et la vigueur barbare, supposée forte d’une saine simplicité ; puis l’épanouissement ou âge classique, période de plénitude et d’équilibre ; enfin l’heure de la décadence, qui amène l’énervement et la morbidesse, le raffinement excessif et la corruption ». Ce cycle origine – maturité – décrépitude, piège insidieux que tend à la recherche historique la philosophie de l’histoire, toujours prête à interpréter, inspire à l’écrivain cette constatation : « Sous l’investigation ponctuelle, la fascination cyclique apparaît en filigrane, comme si l’esprit humain, sous tous les méridiens, y était également sensible ». Selon lui, imaginer d’autres « images du temps » que celle à laquelle nous sommes accoutumés est nécessaire pour découvrir que «
chaque culture se ressent d’une représentation particulière de la succession historique et que sa propre conception du monde, son univers moral, peut-être les règles pratiques de sa conduite quotidienne s’en trouvent secrètement, lointainement modifiées. » Et sans doute Roger Caillois a-t-il raison, lui qui avança quelque jour : Il se peut que l’univers soit inextricable. Mais il est nécessaire de parier qu’il peut être démêlé. Autrement penser n’aurait aucun sens.

1 Commentaire

  1. 20 novembre 2018    

    Bonjour,

    Peut-être ceci pourrait-il vous intéresser…

    https://www.youtube.com/watch?v=kBCDU_PnavQ

    Cordialement

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