Interview des enseignants présents lors de la manifestation afin qu’ils parlent de leur réalité.
Franck Verwee, instituteur primaire à Tubize : « On entend qu’en une nuit on a trouvé 18 milliards pour les banques, qu’on va rembourser aujourd’hui une deuxième fois, et on arrive péniblement à trouver 30 millions pour l’avenir de nos enfants et de notre population. Je trouve ça un peu minable qu’on doive remercier nos hommes politiques qui n’ont trouvé que 30 millions. Nos infrastructures sont obsolètes. Les WC que nous avons, si l’ONE devait passer, l’école serait fermée. Ce sont des WC qui datent de Mathusalem. Si on doit les remplacer, il faut qu’on fasse un choix, soit on remplace ça, soit on remplace les bâtiments, soit on remplace les toitures. Donc, ça devient vraiment dramatique. »
Olaf Boden, professeur d’histoire en communauté germanophone : « On a subi les mêmes problèmes il y a quelques années, on a fait grève aussi. Malgré quelques aménagements nous n’avons eu que très peu de changements. Au niveau francophone, le problème est le même : financier. Avec une absence de réponse politique. »
Eric Prince, instituteur maternel à Verlaine : « Aujourd’hui, il y a un problème de financement. Dans notre commune, qui fait pourtant ce qu’elle peut, on finance nous-même le matériel ! L’accueil des enfants est également difficile car les parents nous en demandent de plus en plus. On a 30 enfants, 30 petits bouts de deux ans et demi avec seulement deux personnes pour les encadrer dans une petite pièce de 10 m2. La direction est derrière nous, mais elle est prise entre le marteau et l’enclume. Elle essaie de faire des choses mais elle est elle-même dépassée par les événements, par l’administratif aussi. Certains parents comprennent, d’autres sont sous pression, c’est un cercle vicieux. Parmi les enfants, certains ne sont pas « propres », c’est affolant, on ne s’imagine pas. Des petits arrivent dans les garderies à 7h30 du matin et repartent à 18h le soir, ils vivent plus à l’école que chez eux. Ce n’est pas la faute des parents, certains parents, on les comprend, ils sont obligés de travailler à deux. Des parents dont la maman ne travaille pas, ça devient très rare. Quand une personne craque, on la comprend. Généralement, elles sont contentes d’être sorties de là et elles nous disent : « Mais comment est-ce que vous pouvez encore tenir ? » ou « Est-ce que vous continuerez encore longtemps ? ». Moi, je me demande si j’irai jusque 55 ans. .. On est maman, on est papa, on est psychologue pour certains parents, on est assistant social pour d’autres, on est obligés d’intervenir dans les conflits entre parents à cause des divorces qui sont de plus en plus nombreux. »
Eddy Bollu, professeur de maths à l’Athénée provincial de La Louvière : « Il n’y a personne du métier qui ne puisse pas ne pas être en colère aujourd’hui. On propose des choses ridicules et on commence à toucher à des acquis. On attend une réaction du politique, autre chose que les cacahuètes qu’ils proposent maintenant. Il faut une revalorisation salariale, une amélioration des conditions de travail, et surtout qu’on ne touche pas aux fins de carrière ! Pour un enseignant qui a travaillé 35 ou 40 ans et qui a eu assez de mal comme ça, il faut lui foutre la paix quand il atteint ses vieux jours ! »
Dans la foule, des slogans en tout genre qui expriment le malaise d’une profession : « Si c’est si cool, viens me remplacer ! » « Enseignant : OUI. En saignant : NON » « Je suis prof. C’est-à-dire fainéant, je-m’en-foutiste, gréviste, incompétent, toujours bien payé. Défoulez-vous ! » « Les personnels de l’enseignement, c’est comme les matières premières : à force de les exploiter, on crée la pénurie. »
A l’appel des syndicats rassemblés en front commun, deux mobilisations symboliques suivent la grève du 5 mai : Place de la Liberté à Bruxelles le 18 et boulevard d’Avroy à Liège le mardi suivant, devant la statue Charlemagne, où
ils étaient aussi un peu plus d’une centaine à répéter leurs révendications (revalorisation salariale, amélioration des conditions de travail, aménagement des fins de carrière). Bien qu’il campe sur ses positions, le gouvernement a décidé d’« ouvrir un dialogue » …
Entre-temps, André Antoine, ministre du budget, des finances, de l’emploi, de la formation, des sports et en charge de la politique aéroportuaire de la nouvelle «fédération Wallonie-Bruxelles », présentait le plan foot 2011-2015 : un budget de 20,5 millions d’euros par an alloué au football wallon et bruxellois. Soit une somme globale de 101,550 millions d’euros en faveur d’un seul sport et de clubs sportifs qui sont, rappelons-le, des entreprises privées…
On se souvient que le fameux décret « Robin des Bois » censé être d’application à la rentrée de septembre 2011 avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Ce système de redistribution de la richesse (subsides et personnel) des établissements les plus favorisés aux moins favorisés selon un classement des écoles en fonction d’indices socio-économiques avait en effet tout d’un emplâtre sur une jambe de bois. Syndicats et enseignants s’étaient déclarés unanimement contre, clamant qu’il n’y a pas d’école riche.
A ces problèmes structurels et « politiques », s’ajoutent les difficultés quotidiennes d’enseignants aux prises avec des élèves de plus en plus « difficiles». Sans vouloir les désigner comme coupables, ce sont eux qui par leur attitude génèrent le plus d’usure au sein du corps enseignant. C’est-à-dire qu’ils sont en classe, soit en situation et dans la relation à l’enseignant, la cause du problème. Pour ces raisons, nombreux sont ceux qui abandonnent leur carrière alors qu’ils n’en sont qu’à leurs débuts. Quant aux plus anciens, leurs départs prématurés sont souvent dûs à des problèmes de dépression ou de maux physiques persistants. Aussi, une question se pose : même si on ne peut qu’y gagner à avoir des enseignants mieux payés, travaillant dans de meilleures conditions et se sentant « valorisés », le problème est-il résolu pour autant ? Par ailleurs, aborder celui-ci sous l’angle unique du financement, n’est-ce pas une manière de le contourner ? Ne faut-il pas déplacer la question ?
Patricia, professeur d’anglais en région liégeoise, témoigne : « L’élève se retrouve dans une position où tout est discutable et tout est discuté. Je perds plus de temps en classe à devoir justifier pourquoi je fais une interrogation, pourquoi je leur donne ça à étudier qu’à leur apprendre quelque chose. Est-ce qu’autre chose est possible ? Oui, mais il faut le construire. C’est certainement très bien d’être dans une dynamique de discussion, que l’élève ait le droit au chapitre mais tout ça demande à être mis en place. Pour l’instant, on laisse aller à n’importe quoi. Il faut créer d’autres structures. »
L’enseignant n’est plus une « autorité », il n’est plus le détenteur d’un savoir exclusif transmis magistralement ; sa position « rabaissée » – il n’occupe plus la chaire supérieure des hommes qui « savent » – fait de lui un égal dans un rôle « statutairement asymétrique » : il coordonne et met en action ses savoirs dans une relation sans contrainte permettant à l’élève de se constituer comme sujet. Néanmoins, si ce nouveau rapport, de pair à pair, représente une avancée certaine, il faut épingler le danger d’un abrutissement caractérisé par le repli sur soi de l’élève. Mal comprise, l’exigence démocratique propre à nos sociétés peut dans une relation d’éducation et de transmission être cause de dégats : l’enseignant échoue alors dans sa mission, qui est d’amener l’élève à quitter ses certitudes pour s’aventurer vers l’inconnu, vers l’ « autre ». Les nouvelles pédagogies dont le but, louable, est de dynamiser l’élève, de le rendre plus critique et donc plus intelligent, doivent aussi et surtout lui proposer de bifurquer par rapport à ses inclinations personnelles et naturelles. Aujourd’hui, trop souvent, la critique précède l’effort de connaisance. C’est pourquoi le principe de
discussion doit être bien compris afin que de fécond il ne devienne stérile, l’enseignant ne devant pas craindre de s’affirmer, quitte à rompre arbitrairement le débat. Ce faisant, il permet à l’élève de bondir et rebondir vers l’ailleurs. N’est-ce pas aussi une liberté d’échapper à soi-même en partant à la découverte d’autrui ?
Michel Serres, dans son livre Le Tiers-Instruit :
« Par un déséquilibre sans souci ni assurance, avec une inchoative inquiétude, rieuse et risquée, l’être vient de déposer le là. Il s’expose. Il quitte l’abaissement et s’élève. Croît et lance sa ramure. Saute. Il laisse le stable et s’écarte. Marche, court. Il laisse la rive et se lance. Nage. Il abandonne l’habitude pour essayer. Il évolue. Donne. Offre. Passe la balle. Oublie sa terre, propre, monte, voyage, erre, connaît, regarde, invente, pense. Ne répète plus. Je pense ou j’aime donc je ne suis pas moi ; je pense ou j’aime donc je ne suis plus là. J’ai appareillé de l’être-là. »
Entre autoritarisme et laxisme, entre « école-caserne » et « école-sans-loi », une vérité se cherche qui ne réduit pas l’élève ou ne le « réifie » pas mais n’en fait pas non plus un sujet tout-puissant et bête.
Cette notion d’amour évoquée par Michel Serres soulève aussi une question : les enseignants sont-ils suffisamment passionnés et passionnants ? sont-ils suffisamment intéressants pour que l’élève fasse le chemin jusqu’à eux ? Tensions et énervements ne participent-ils pas également d’une peur d’aller vers l’autre ? Enfin, quelle transition entre l’école et la «vraie vie » ? Et quels savoirs pour quelle société ?
Sinon, reste l’enseignement à distance…