Comment définir la fête moderne ? Quand on se penche sur ce qu’elle est, on est tout d’abord frappé par la variété et l’abondance de l’offre en la matière: festivals biodégradables-rock-folk-neo-art-de-la-rue-punk-electro-durable-à-scènes-multiples, fêtes de villages, guindailles étudiantes – pour ceux qui ont réussi, ceux qui ont raté, ceux qui n’ont pas pu venir à celle d’avant, ceux qui étudient les maths, la médecine, le droit… –, soirées années 80, années 90, années 2075, … On y trouve forcément de l’alcool, de la musique, parfois de la drogue, on y rit, on y chante, on s’amuse comme des fous !
Ces moments où l’on change de décor – la caractéristique indispensable d’une fête, quel que soit le lieu ou l’époque – sont très prisés à l’heure actuelle. C’est un bon moyen de gagner de l’argent. La preuve en est la professionnalisation des organisateurs de fêtes et des métiers annexes. C’est aussi un moment indispensable à toute une série de personnes pour qui la fête permet d’exister en société, de faire des rencontres et de se créer un réseau social digne de ce nom. Ce sont aussi des moments où l’on se lâche, où les relations sont plus faciles, où certaines barrières sociales tombent – l’alcool coulant à flot. Et si vous êtes trentenaire (ou plus) et célibataire, c’est carrément la seule alternative qui vous reste pour trouver l’âme sœur dans des délais raisonnables. Et même si ce n’est pas tout à fait vrai, c’est en tout cas ce que beaucoup de gens pensent.
Morphologie du fêtard
Il existe plusieurs types de fêtards : étudiants gueulards, « mélomanes » alcoolisés ou beautés désespérées – tout un monde avec des sous-catégories qui se précisent à l’infini. Géraldine (prénom d’emprunt), trentenaire et célibataire, avoue faire la fête le week-end avec ses amies dans le but de rencontrer du monde, de s’amuser et de s’enivrer. Elle court de préférence les soirées électro ou rock des régions liégeoise et bruxelloise et ne rechigne pas à se rendre à un concert ou un festival de temps à autre. Elle aime y rencontrer de nouvelles personnes, mais elle y prise surtout l’ambiance musicale. C’est d’ailleurs, à son avis, l’élément primordial dans le choix d’une soirée : « Plutôt de la musique contemporaine alternative rock et pop. Pas de RnB ou de Rap, je n’aime pas vraiment ce genre de musique. J’ai l’impression que je n’ai rien à raconter aux personnes qui l’écoutent », confie-t-elle. Pour elle, une fête réussie doit donc avant tout faire la part belle à la musique et accessoirement se terminer tard. Et il n’est absolument pas obligatoire de rentrer accompagnée, jure-t-elle !
Martin est un étudiant de 23 ans en administration des affaires à l’Université de Liège. Il est membre du comité qui organise les soirées HEC dans la Cité ardente. Pour lui, la fête a plutôt lieu hors de la période des examens, quel que soit le jour de la semaine. Ambiance estudiantine oblige, Martin est assez souvent « pompette » quand il rentre chez lui aux petites heures. Pour lui, une bonne fête doit pouvoir rassembler toutes ses connaissances et proposer de l’alcool en quantité. Martin n’est pas très exigeant sur la musique, un simple DJ qui connaît les tubes du moment fait bien l’affaire. Il n’aime pas les soirées où les gens le regardent de travers quand il devient trop exubérant, ou trop bruyant.
Aucun de ces deux témoins ne se sent l’âme d’un révolutionnaire en herbe, et pourtant la fête leur permet de couper un peu le quotidien entre deux semaines de travail. Selon Mike Singleton, anthropologue et professeur émérite de l’UCL (Université catholique de Louvain-la-Neuve, Département des sciences de la population et du développement), la fête n’est en effet pas spécialement dotée d’un pouvoir de subversion. Il est suicidaire pour une société de sans cesse contester l’ordre établi, surtout quand tout va bien. Il serait stupide de revendiquer une égalité entre ces membres quand la raison de cette inégalité de fait est connue de tous et permet à la collectivité de prospérer.
Par exemple l’ambulancier qui peut rouler vite et brûler les feux rouges alors que nous, simples automobilistes coincés quotidiennement dans les bouchons n’avons pas ce droit.
La fête consacre une symétrie éphémère dans les rapports humains, quand l’asymétrie est la règle le reste du temps – il y a les faibles et les puissants, les riches et les pauvres, les patrons et les employés. Et même si les rapports sociaux changent, la fête n’a pas toujours la symbolique contestataire et expiatoire qu’on lui confie parfois – et qu’on lui confiait autrefois. Cependant, quand son pouvoir de subversion commence à apparaître, il est temps de se faire du souci pour ceux qui détiennent des privilèges. La mythologie révolutionnaire ne manque d’ailleurs pas de récit de fêtes de victoire, dont le Grand Soir communiste n’est qu’un exemple parmi tant d’autre. «Un peu d’opium quand on est malade ne fait jamais de mal », explique en souriant M. Singleton.
Fête authentique et skin-party monadique
Pour M. Singleton toujours, on peut diviser la fête moderne en deux catégories aux frontières floues. La première catégorie est la fête « authentique » : celle qui répond à un besoin local de cohésion, où les classes sociales se fondent dans un ensemble cohérent. Bien souvent, ce sont des célébrations héritées de temps plus anciens. Ces fêtes-là n’ont pas une visée subversive : on faisait la fête pour célébrer un saint, ou encore l’arrivée du printemps. Elles ont disparu petit à petit, délaissées par les villageois de moins en moins occupés au sein même de la localité. Elles font néanmoins leur réapparition au gré des créations de comités de villages qui reprennent doucement les choses en main. Ce mélange de religiosité populaire et de guindaille permet au « bon peuple » de se ressouder presque à son insu. Les gens se rencontrent, discutent, se rendent compte qu’ils ne sont finalement pas si différents que ça, se lient d’amitié et parfois même, se marient. Rappelez-vous du carnet de bal de nos grands-parents et du nombre impressionnant de nos concitoyens qui lui doivent d’avoir vu le jour…
L’autre type de fête est bien moins socialement structurée, composée de monades. Les participants y sont présents pour leur amusement propre et ne communiquent pas réellement entre eux. Étant donné cet anonymat relatif, c’est de préférence au cours de ces soirées que tous les débordements seront permis, voire institutionnalisés comme dans les « skin party ». Il est de bon ton de « faire la fête», de se lâcher un peu. Mais gare ! chaque entorse au règlement pourra être sanctionnée d’une exclusion pure et simple. Ce type de fête – dont le pouvoir de critique par rapport au système pourrait être beaucoup plus marqué, vu que l’on y est encouragé à se lâcher allègrement – est maintenant complètement récupéré par les sponsors, réglementé, sécurisé. Les espaces VIP fleurissent, de même que les barrières pour « canaliser » la foule. Le potentiel de contestation et de relâchement qui était pourtant bien présent dans les jeunes années de ce type d’énorme manifestation de masse, comme à Woodstock par exemple, est finalement réduit au maximum. L’asymétrie chère aux anthropologues s’estompe.
Simple réflexe correspondant à l’ère du temps? Les grandes fêtes populaires et les débordements de toutes sortes qui les accompagnent ont toujours colporté avec eux des histoires à faire tomber de peur les mères du monde entier. Savoir que l’on est dans un endroit sécurisé et encadré est plutôt rassurant. Il ne s’agit finalement que d’une simple stratégie marketing destinée à faire perdurer l’évènement au long des années. La fête serait-elle toujours cette réelle soupape à toutes nos pulsions et nos révoltes refoulées ? Probablement que oui, dans un contexte où le travail occupe une place énorme et sans cesse croissante dans nos vies – ce qui n’était pas le cas il y a quelques siècles, où les jours chômés étaient bien plus nombreux. Aujourd’hui, les grandes célébrations modernes tiennent d’avantage de la thérapie pour individu surmenés que du grand défouloir
collectif inversant les hierarchies sociales.
Peut-être qu’un des défis futurs auquel devra faire face notre société sera de réinventer une fête sans travail. Mike Singleton, adepte de la décroissance, en est en tout cas persuadé…