Du « Jour des rois » au « Carême », on se masque, on change de rôle, on fait la fête. Pendant le carnaval, la surchauffe serait la norme, fidèlement à ses origines saturnales et dionysiaques.
Carnaval
Pendant les Saturnales romaines, la justice est en vacances, les prisonniers sont amnistiés, les écoles ferment. Le maître se met au service de l’esclave qui a exceptionnellement droit à la parole, et à l’ivresse! Les règles morales et interdits sexuels sont méprisés, les hommes libres ne portent pas leur toge mais tous portent le pileus, le bonnet de l’affranchi, etc. La règle, en théorie, se régénère ense replongeant un instant dans le chaos d’où elle est issue. Mais, dans les faits, les Saturnales sont rigoureusement limitées dans le temps et l’espace. La durée des réjouissances a varié au fil de l’Histoire, mais a toujours été clairement définie par l’Empire. L’autorité en place, en cadenassant ce défouloir, se protège d’éventuels débordements et autres velléités réformatrices ou révolutionnaires. Les plus aisés, peut-on lire, avaient pris l’habitude de quitter la ville pendant le temps des réjouissances, inquiets de leur sort…
Le carnaval plonge aussi ses racines dans le culte de Dionysos (et son cortège de Bacchantes) en tant que Dieu de la bestialité humaine et du théâtre. Dionysos est un dieu à part dans la mythologie grecque, ses sanctuaires sont plus présents à l’extérieur ou à la limite de la cité qu’en son sein même. Il est le Dieu de « l’étrange et familier à la fois », en relation avec le non-civilisé, le refus du politique. Dieu de l’animalité, il brouille la distinction entre l’animal et le divin. Cependant, les grandes dionysies du VIe siècle acn se sont curieusement écartées de leur nature « dionysiaque ». Centrées autour du théâtre sacré, elles se sont muées en célébrations du renom de la cité et du sentiment communautaire. D’un temps de création poétique, elles se sont ensuite dégradées en temps de spectacle comme cérémonial vide et inoffensif. Du service de la démocratie, les dionysies sont passées à celui de la démagogie.
Chaque société a besoin de son propre espace de surchauffe. A Rome, c’est Bacchus qui a repris le flambeau de la licence et de l’excès. Le culte des bacchants remet au premier plan les valeurs dionysiennes. Il mélange indistinctement esclaves et maîtres, les lie par serment, les arrose de vin, déchaîne leurs sens et les accouple sans retenue. Mais, ce faisant, il favorise une notion de salut individuel et s’attaque aux valeurs collectives et à leurs soubassements. En -186 se met en branle une véritable campagne militaire interne visant à éliminer le culte des bacchants, supposés responsables de meurtres, escroqueries, faux témoignages, etc., et mettant en danger le pouvoir. Le culte survivra, souterrain pendant quelques siècles, pour refleurir sous l’Empire.
Le carnaval s’est donc déployé sur les traces de ses ancêtres comme un dérèglement du monde où la relativisation des statuts et la folie de la surchauffe deviennent la règle. Dérèglement rigoureusement réglé, cependant, voire mis sous surveillance policière. Que reste-t-il, aujourd’hui, de la charge sulfureuse de ces fêtes antiques ? Si ce n’est quelques jets d’oranges pour nos Gilles de Binche, bridés par l’estampillage du « Patrimoine culturel universel ».
En Afrique, des rituels semblent permettre à une surchauffe latente de s’exprimer.
La transe comme surchauffe ritualisée
Dans son film « Les maîtres fous », J. Rouch présente un rituel religieux hauka où s’opère dans une intense débauche d’énergie un renversement des rôles. Les candidats au rituel sont des paysans démunis, exilés en ville pour y travailler au service de l’empire colonial. Avant le rituel, ils ponctionnent chez le dominant, soit un ingénieur, soit le gouverneur, soit un militaire, l’un ou l’autre élément, un habit, une démarche, une attitude. Sur la scène du rituel, chacun investit son personnage « dominant ». On joue,
on singe, on caricature,… Ils répètent encore et encore ces gestes et attitudes empruntés, jusqu’à épuisement, jusqu’à la transe. Entre l’appropriation par imitation et l’ironie de la caricature, quelque chose opère. Que se passe-t-il ?
La surchauffe ritualisée est-elle l’occasion d’une soupape pour la colère ou la frustration ? Ou d’une appropriation des puissances du dominant ? Résistance à l’oppresseur, ou adaptation au rapport de force ? En tout cas elle permet à l’individu de regagner son travail le lendemain, sous la surveillance rapprochée de l’armée. Paradoxalement la surchauffe ritualisée semble permettre au dominé de ne pas pousser plus loin la logique du renversement. Le rituel sert-il l’ordre établi ? L’agitation explosive de l’humain est donc tantôt cadenassée dans un temps festif, tantôt intégrée dans un rituel sans lendemain.
Cette agitation, la religion bouddhiste tibétaine lui réserve un sort divin.
Les dieux du burn-out
Un yogi s’était entendu dire qu’en s’enfermant cinquante ans dans une grotte et en y méditant, il atteindrait l’illumination. La nuit du 29ème jour du 11ème mois de le 49ème année, la visite de deux locataires supplémentaires et imprévus, accompagnés de leur taureau, déboucha sur une rixe. Notre yogi se fit trancher la tête alors qu’il avait bien expliqué à ses visiteurs qu’il n’était plus qu’à quelques instants de l’illumination… Hors de lui, il prit la tête du taureau, se la ficha sur le buste en remplacement de la sienne, tua les deux visiteurs, et menaça d’anéantir le Tibet. La tradition dit qu’il était alors possédé par Yama, un esprit maléfique. Il fallut l’intervention de Manjushri (une forme du Bouddha) pour rediriger la puissance de la colère de Yama vers la protection du bouddhisme.
Aujourd’hui, Yama, déité au corps d’homme et à la tête de taureau, est une célèbre déité colérique du panthéon tibétain. Leur culte permet la transformation des émotions négatives de la jalousie, haine, colère en leurs manifestations pures et divines. Le 8e Bouddha d’Urga est une figure de la surchauffe comme forme de sagesse. Il est un Bouddha ivrogne connu pour ses accès de colère, voire de délire, mais sa parole fait présage. Mahakala, une de ces déités courroucées, est vénéré comme un dieu de la richesse et de l’aisance matérielle. Son culte offre l’immense bénéfice de protéger le pratiquant de la nécessité de travailler pour assurer sa subsistance matérielle… Bye bye burn-out ! Le « Dorje Shugden» par contre, une autre divinité de la surchauffe, est pris dans un débat aux allures politiques. L’actuel dalaï-lama, prétend qu’il n’est qu’un esprit néfaste et tente de l’expulser du panthéon officiel. Au grand dam d’autres factions tibétaines pour lesquelles il est une divinité de grande importance, et qui se verraient gravement disqualifiées par cette exclusion.
Les soupapes sont intimement liées au politique !
De la surchauffe à la grogne sociale
On trouve ça et là, dans l’histoire des «festivités du retournement », des exemples d’un dérèglement du dérèglement réglé ! Le carnaval déborde l’institution établie tant dans le temps et l’espace, que dans les faits. Le carnaval de Bâle est une bonne illustration de l’effroi que provoque le carnaval auprès de l’autorité en place, qui, dès 1715, prend diverses mesures d’interdiction à l’encontre de la « très dangereuse chose » que représente le fait de se masquer, de défiler, jouer du tambour, porter des torches, etc. – avec punition corporelle à la clé. Les récents faits de répression violente autour du carnaval des Gueux à Montpellier sont un autre exemple de l’extrême tension qui règne autour du « possible carnavalesque ».
Fêtes publiques, sociétés secrètes, rituels occultes, cultes religieux, la palette des inventions culturelles pour remédier aux surchauffes individuelles et sociales est large et variée. Un doute plane cependant sur l’efficacité actuelle de ces dispositifs. La plupart semblent fonctionner comme des soupapes, soit l’évacuation temporaire d’une montée de pression structurelle aux
rapports de pouvoir.