Familles aux bord de la crise de nerf

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En Europe occidentale, le modèle familial de base reste hétérosexuel. Techniquement, il est fondé sur “le couple associatif, désinstitutionnalisé” : on s’unit pour une période plus ou moins courte, et ce rapport n’a plus rien de sacré 1 – si ça ne marche plus, on se quitte, tout simplement. Le noyau familial se compose d’individus égaux en droits et devoirs. Dans ce modèle-là, la filiation perd sa priorité au détriment de l’ « épanouissement personnel ». Bien sûr, les enfants pourront toujours faire partie du projet, mais seulement si ça n’entrave pas la réussite du plan général. Bref, le sperme a clairement perdu de son pouvoir magique – merci la contraception.

L’ensemble des individus qui constitue cette association qu’on appelle encore « famille  » sont considérés comme des sujets autonomes. Au sein du couple, comme dans les rapports parents-enfants, l’horizontalité s’impose. On est loin de la famille « traditionnelle ». Fini le « bon vieux temps » de l’autorité indiscutable du padre padrone 2. Cette mutation s’effectue dans le sillage de deux grands mouvements : l’émancipation de la femme et celle des enfants. S’ensuit une reconfiguration qui se doit d’intégrer le fait que ces deux catégories ont désormais des droits – dans et en dehors de la famille.

Dit comme ça, ça a l’air simple, mais les conséquences tiennent du tremblement de terre …

Les femmes se mettent à conquérir des espaces en dehors du cadre familial où elles étaient confinées. Elles vont commencer par avoir un travail, puis des hobbys et des loisirs, et toute une série de rapports sociaux hors de l’institution familiale. Elles deviennent autre chose que des épouses ou des mères. Cette conquête de nouveaux territoires implique, par effet domino, une évolution qui les éloigne des tâches ménagères ou du pouponnage. Désormais, dans le domaine ménager, l’homme devra commencer à se faire à l’idée de partage du travail. Même s’il ne fait aucun doute que les femmes continuent de travailler davantage à la maison que leur conjoint…
Quant à l’enfant, il est désormais désiré. C’est une sorte d’élu! La contraception détache encore un peu plus la reproduction humaine du règne animal. La venue des bouts de choux fait désormais l’objet « d’un choix rationnel et planifié » 3 . Leur développement physique, psychique et affectif ainsi que leur scolarité se voient accorder une attention toute particulière. La socialisation des rejetons devient aussi un problème majeur car elle est jugée nécessaire à la construction de leur autonomie et de leur identité.

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Les parents jouent toujours, évidemment, un rôle déterminant dans ce processus de socialisation, mais celui-ci tend à s’opérer d’avantage à travers une logique de réseau et de décentralisation. À un père un peu plus présent et à une mère portant désormais plusieurs casquettes (puisqu’elle travaille et a une vie en dehors du foyer), s’ajoutent des grands-parents qui occupent la fonction classique de gardien-ne et celle, plus moderne, d’animateur-trice socio-culturel-le. Ils vont chercher les petits à l’école, s’en chargent quand papa et maman doivent s’absenter le soir, mais les emmènent aussi au cinéma, au théâtre ou même en vacances. À ce disposif encore très famillial, il convient aujourd’hui d’ajouter les stages et les activités culturelles ou sportives après l’école. Dans ce contexte, les relations sociales de l’enfant se diversifient et contribuent à la
construction d’une identité singulière et autonome par rapport à son milieu famial. Un “style éducatif” innovant se développe, constitué par “relation emphatique, dialogue compréhensif, motivation et persuasion négociatrice4. Mais cette nouvelle façon de vivre et de faire famille implique au quotidien des rythmes souvent très soutenus. D’où cette frénésie permanente qui semble régir la vie familiale.

Voici un exemple parlant de journée “marathon” (mais pourtant normale), relatée par Vinciane, trente-cinq ans, mariée, mère de deux enfants de dix ans et quatre ans. “Prenons le mardi : mon compagnon se lève à 6h car il commence son travail très tôt. Il prépare la table du petit déjeuner avant de partir. A 7h15, je me lève et me prépare, puis les enfants. On déjeune. Ensuite, j’emmène la petite à la maternelle et le grand à l’école primaire. Puis, je me rends au travail. Quand je termine, vers 15h, je passe chercher ma fille pour rentrer à la maison. Mon fils rentre à 15h30. Ils grignotent quelque chose en vitesse. A 16h je les amène au cours de musique. A 17h, mon compagnon rentre et va faire les courses, puis il nous rejoint au cours de musique. Au retour, on prépare le souper, le grand fait ses devoirs et la petite joue. A 20h, le souper est prêt. Après, on lit des histoires au salon. A 21h30, les enfants vont au lit. Mon compagnon et moi rangeons la maison. S’il faut faire une lessive ou du repassage, c’est le moment. Avant d’aller se coucher, on lit nos mails. Pour ce qui est du gros ménage, ça se passe le samedi matin…

La famille en mode “traditionnel”, tiède ou bouillante?

Dans la famille traditionnelle, l’épouse-mère doit soutenir un rythme tout aussi élevé que dans la famille mutante dont nous parlions ci-dessus. La femme encaisse la pression pour garantir la pérennité de la structure. Les autres membres restent relativement préservés : la division des tâches demeure assez nette et reste indiscutable – elle a été établie par la “tradition”. Le type de surchauffe qui en découle correspondrait plutôt à de l’étouffement.

Reste un certain « contrôle familial » qui s’exerce sur l’ensemble des membres : il faut adopter un certain type de comportement, normaliser ses manières d’être, mais aussi aménager son emploi du temps de manière à respecter l’agenda des fêtes et autres évènements. On se trouve ici aux prises avec une «sous-culture » où il n’existe qu’une seule manière de faire les choses : la bonne. Inutile d’envisager sortir des chemins balisés sans risquer de mettre en cause l’institution. Toute critique ou objection fait de celui ou celle qui tente de l’émettre une mauvaise mère, une épouse indigne ou un fils ingrat.

L’obligation règne et le quotidien suit un scénario répétitif. Bien sûr, il y a les fêtes ou les « grandes occasions » – mariages, enterrements… Mais ce genre de cérémonie respecte des codes gravés dans le marbre – impossible d’y déroger. Pour que le tableau soit complet, il convient d’y ajouter les routines – comme le repas dominical qui réunit toute la famille chez les grands-parents. Un moment que nul ne peut éviter – même si l’asphyxie en guette certain-e-s autour de la table.

Mireille vient d’une de ces familles « traditionnelles» — mais toutefois un peu contaminé par une phase de mutation : « mes parents n’arrêtent pas de me dire appeler mon grand-oncle qui vient se faire opérer d’une pierre aux reins, ou de présenter mes condoléances au mari de ma cousine au 3ème degré qui vient de perdre une obscure parente… alors que je n’ai pas vraiment de liens avec tous ces gens. Et surtout pas grand chose à leur dire. Puis il y a l’agenda des fêtes – d’autant que je vis à l’étranger. Quand je rentre à Noël, par exemple, c’est un vrai chemin de croix ! Le sommet de ce calvaire, c’est le genre repas pascal : on se retrouve à une vingtaine chez mes parents, à table. Il faut que tout soit impeccable, que tout le monde se comporte comme il faut – y compris les gamins. Je ne me souviens jamais que du stress que ça engendre et je suis
contente quand c’est passé…
 »

Ce phénomène « d’envahissement familial» atteint son paroxysme quand il faut demander de l’aide aux parents – qu’elle prenne la forme d’un petit coup de main économique ou encore d’une simple garde de l’enfant. Les parents s’arrogent alors le droit de s’immiscer dans la vie du couple, minant l’autonomie de celui-ci, et rétablissant un peu d’autorité dans la dynamique. Il ne s’agit jamais d’un échange équitable: on sera forcément redevable. Si elle s’occupe de vos rejetons, votre mère exigera sans doute que vous suiviez d’un peu plus près la ligne pédagogique un brin suranée qu’elle aimerait tant imposer à tous les parents du monde. Et si votre père vous dépanne de quelques billets, il pourrait se révéler un peu trop prompt à vouloir mettre son nez dans vos comptes – prônant évidemment l’austérité (très à la mode) 5.

Morale de ces histoires : peu importe le modèle familiale, la surchauffe est garantie, qu’on étouffe sous le poids d’une tradition trop solidement établie, ou qu’on s’épuise à suivre un rythme effréné dans un cadre négociable.

Notes:

  1. Ana Nunes de Almeida, “La sociologie et la construction de l’enfance. Regards du côté de la famille”, dans Eléments pour une sociologie de l’enfance, Collection Le Sens Social, Rennes, P.U.R.,pp. 115-124, 2006.
  2. Cette expression italienne a été popularisée par le film des frères Taviani (Plame d’Or à Cannes en 1977) qui s’inspirait du livre autobiographique dans lequel Gavino Ledda raconte la manière dont il se déprend d’un rapport de quasi esclavage imposé par son père, berger sarde. Elle se traduit littéralement par « père patron ».
  3. op. cit.
  4. op. cit.
  5. GROSJEAN Blandine “Le mythe de la famille “tribu” s’essouffle. Un rapport de l’Insee constate les limites de l’entraide financière et domestique”, 21/05/1996, Liberation.fr

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