En dessous du salariat, les intellectuels précaires

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On savait déjà que l’absence de travail mène de façon certaine à la précarité. Mais peut-on imaginer que le travail y mène aussi ? C’est pourtant le regard que portent les Françaises Anne et Marine Rambach, au travers de deux livres : « Les intellos précaires » (2001) et « Les nouveaux intellos précaires » (2009). La première donnait le 5 mai dernier une conférence dans les locaux de l’asbl Smart, association mutuelliste d’artistes que les intermittents en Belgique connaissent bien. « Itinérants des métiers de l’intellect », ainsi les définit Anne, les intellos précaires sont journalistes à la pige, traducteurs, illustrateurs, écrivains, éditeurs, scénaristes… Certes, les métiers artistiques sont « traditionnellement » précaires. Mais on les trouve aussi dans des domaines que l’on imagine d’ordinaire plus stables : architectes, enseignants, chercheurs dans les domaines les plus variés, travaillant pour des institutions éminentes.

Profession : autre

Anne et Marine connaissent bien ce sentiment confus de ne pas savoir se définir. Elles ont été éditrices, elles sont aujourd’hui écrivaines et scénaristes. Elles ne se posent pas en sociologues, ce qu’elles mettent en avant avec lucidité. Au delà de la rigueur factuelle de leur enquête, celle-ci s’est formulée avec un certain parti pris, d’abord autour de leur propre vécu, celui d’amis et de proches, pour ensuite déboucher sur de nombreuses interviews ainsi qu’un documentaire en 2007. 1

Les interviewés, à de rares exceptions, aiment leur style de vie, affichent une certaine légèreté. Ils ont fait le choix de travailler avant tout par vocation, loin de l’environnement d’entreprise, afin de rester maîtres de leur temps et de pouvoir s’organiser librement. Ils travaillent par passion et se sont lancés, pour la plupart, sur un chemin qu’ils savaient difficile: peu de vacances et peu de distinction entre la semaine et le week-end. Pourtant, la grande majorité d’entre eux paie le même prix fort pour ce choix de vie : aucune ou peu de garantie de travail sur le long terme, des revenus très faibles ou en nature… et le regard confus, culpabilisant de la société et des proches sur le choix d’une certaine qualité de vie, au mépris du confort matériel.

Et d’épingler le parcours de cet illustrateur, travaillant pour le célèbre magazine « Vogue » et se faisant payer… en cartes de visite ! En effet, lui dit-on, si aujourd’hui il rame, demain, le réseau et le prestige qui découlent de sa place lui ouvriront toutes les portes. Anne a cette phrase qui traduit bien le sentiment récurrent parmi les interviewés : « Ah bon… Je ne suis pas le seul? Je ne suis pas anormal ? Pas à côté de la plaque dans ma carrière ? »

L’accueil de leurs livres fut enthousiaste. La situation précaire, bien souvent vécue comme un échec personnel, prit alors une dimension collective à la lumière des multiples témoignages recueillis. Car contrairement à cet éditeur qui justifiait son désintérêt pour leur projet en avançant que « ça ne concerne que dix personnes en France », la réflexion porte sur une population d’au moins 300.000 personnes, selon Anne Rambach. Du moins, pour celles que l’ont peut recenser.

Money ! Get away…

Anne souligne l’aberration de la position que les intellectuels occupent dans leur propre économie. Ainsi, dans la chaîne de l’industrie du livre, la grande majorité des travailleurs sont salariés, au moins payés au SMIC. L’auteur, qui est pourtant au centre de l’ouvrage, est paradoxalement le maillon le plus fragile de la chaîne, presque toujours rémunéré en dessous du SMIC. Pour aller plus loin dans l’analyse du secteur du livre, on peut rappeler cet épisode de 2004, lorsque le groupe d’investissement Vandel s’est soudain pris d’une passion pour les livres. Le groupe a fait fructifier Editis (40 millions d’euros de chiffre d’affaires),
en faisant peser une pression énorme sur les salariés et la chaîne dans son ensemble. Quatre ans plus tard, la maison d’édition est revendue à Planeta avec une plus-value de 250 millions d’euros. Les salariés du groupe ont réalisé que les fruits de leurs efforts s’étaient envolés dans les poches des actionnaires et dans les bonus des patrons. Au terme de négociations, ils ont obtenu une modeste prime… Les externes, quant à eux, n’en virent pas la couleur, pas plus que les auteurs.

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Cette échelle qui s’étire entre les actionnaires, le monde financier et les créateurs de contenu du monde de la culture, engendre une rupture. Dans ces conditions, quel rapport existe-t-il aujourd’hui entre les décideurs et les créateurs ?, se demande Anne Rambach. Quelle place et quelle fonction occupe encore un éditeur, soumis comme tout le monde à la pression de la rentabilité, devenu parfaitement interchangeable ?

Si on examine le monde de la recherche, on pourrait opérer le même type de constat : la façon de distribuer l’argent a changé. Là où les chercheurs décidaient des modalités de leurs recherches et où le gouvernement avait une voix limitée au chapitre, les rôles sont désormais inversés. Les structures ne sont plus dirigées par des chercheurs. Ce sont ces derniers qui quémandent du boulot, de préférence avec un dossier intéressant pour les décideurs (qui ne sont pas eux-mêmes nécessairement des scientifiques). Et à condition de produire du résultat dans le temps imparti. Et la conférencière de mentionner le rôle massif, dans ce repositionnement, du gouvernement de droite emmené par Sarkozy depuis son arrivée au pouvoir. Les réformes de celui-ci, et leurs conséquences, ont d’ailleurs alimenté une bonne partie du livre…

Chacun pour soi… et la précarité pour tous?

Mais quelle est la réaction des intellos précaires face aux revers inhérents à leur mode de fonctionnement, à la nature de leur travail ? A plusieurs reprises, nous explique Anne Rambach, les interviews se sont muées en séances de conseils en tous genres. Les auteures s’efforçaient de faire comprendre aux interviewés les tenants et aboutissants de ce métier libre et rêvé qu’ils poursuivaient, et qu’une certaine partie d’entre eux comprenaient pourtant de façon lacunaire : quels droits dans l’activité professionnelle, dans les rapports à l’employeur, quelle assurance sociale…? Certains tombaient des nues lorsqu’ils calculaient leur salaire horaire.

Anne, elle, en appelle à la mobilisation des travailleurs de l’intellect, ce que la devise de la Charte des auteurs et illustrateurs de jeunesse résume en essence : « C’est en rompant une solitude professionnelle qui nous fragilise que nous préserverons notre liberté de créer et notre indépendance. » La somme des actions individuelles fait l’action collective, la discipline de ne pas accepter de mauvais contrats, le fait de réapprendre, pour une partie de la population des intellos précaires, à parler d’argent. Internet joue un rôle fédérateur dans de nombreux secteurs concernés 2, il permet la création de centres d’échange d’infos, l’émergence d’une conscience collective.

Et l’oratrice de souligner que la précarité est un espace de lutte de pouvoir. «Nous sommes en réalité au coeur d’une bataille idéologique. […] La précarisation est l’un des moyens de contrôler les idées en circulation. Des intellectuels éjectables et, pour une part, préoccupés d’abord de leur simple subsistance n’offrent absolument pas le même potentiel de résistance. Délégitimés socialement, leur voix porte moins. Ils adoptent d’ailleurs par instinct de survie des idées très libérales, notamment un individualisme fort, et un champ d’action politique restreint. »

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Notes:

  1. « Les intellos précaires », réalisé par Laurent Preyale, production Aber Images et France 3 Ardennes-Champagne, 52 min.
  2. Les auteures citent le forum « Piges » pour le journalisme (www.piges.free.fr), « Génération précaire » pour les stagiaires (www.generation-precaire.org). Dans le domaine du graphisme et des arts graphiques, on peut mentionner le forum « Café salé » (www.cfsl.net). Les sites artistiques dits communautaires éclosent en nombre depuis plusieurs années.

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