« Orphelin de gauche, ça signifie que j’avais une famille génético-politique. Que je ne l’ai plus, que je l’ai vue mourir, que je l’ai enterrée. J’ai désormais dépassé le stade du deuil et des condoléances et, au cas où, je me tiens disponible pour les pleurs rituels »
G.L. Ferretti, préface à l’album « D’anime e d’animali » de P.G.R
Evidemment, les ex-communistes ont toujours l’espoir de construction d’un grand parti de gauche non dogmatique enfin en mesure de gouverner. En eux bouillonne encore le rêve d’enfin l’inventer, ce “socialisme à visage humain”.
Mais très vite, c’est le désenchantement, le reflux, le désengagement, voire l’archivage.
On dit souvent qu’il y a eu deux grandes religions dans l’Italie du 20ème siècle : le catholicisme et le communisme. Avec de fortes oppositions et des œcuménismes. Ce qui est sûr, c’est que le communisme italien était un territoire, un terreau identitaire et idéologique fort, avec sa culture, ses héros, ses symboles, ses règles, son folklore… Et toute patrie en crise produit ses exilés. Ceux-ci, toutefois, ne pourront jamais fantasmer sur un possible retour au pays, devenu fantomatique.
Moretti, Ferretti, et deux Eglises
Deux artistes ont été à l’époque des références importantes pour la gauche italienne et ont vécu ce parcours d’ « exilés politiques » : Nanni Moretti, l’un des protagonistes du cinéma d’auteur européen, et Giovanni Lindo Ferretti, figure mythique et chant-aut-eur de la contre-culture rock.
En 1989, à travers un documentaire, « La Cosa », puis un film de fiction, le cultissime « Palombella Rossa », Moretti interroge avec une bonne dose d’(auto-)ironie l’identité communiste italienne, alors en pleine tourmente. Il filme les doutes, les malentendus, la critique des erreurs du passé, les interrogations sur l’avenir. En 2011, Moretti présentera à Cannes « Habemus Papam», une comédie parodique sur le Vatican où Piccoli joue un Pape à peine élu, soumis à de fortes crises d’angoisses…
En 1989, avec son groupe « CCCP-Fedeli alla linea (che non c’è) » (SSSR=URSS-Fidèles à la ligne — qui n’existe pas) 1, Giovanni Lindo Ferretti, affublé d’un uniforme de l’Armée rouge, revisite l’hymne soviétique à la sauce punk, et, avec une certaine distance, chante l’acier, les plans quinquennaux, Togliatti et Maïakovski, les partisans, et jure « fidélité au dirigeant… même s’il est malade, en proie au doute, ou dépressif »!
En 2011, après bien des pérégrinations, Ferretti est toujours auteur et chanteur de « musique moderne ». Il a sorti récemment un troisième album, Ultime notizie di Cronaca , avec son groupe P.G.R ( Par la Grâce Reçue ). Il joue aujourd’hui plus volontiers dans les églises de village que dans les Fêtes de l’Unita… Et, sans distance cette fois, mais non sans cohérence, on le retrouve électeur de centre-droite, traditionaliste et adepte de la rhétorique de Ratzinger, le Pape lui-même! Deux Eglises, donc, toujours…
Moretti et “la chose”
En 89, il y a eu Tien An Men, la chute du Mur, la Perestroïka… En Italie, le Parti se lance dans un grand débat existentiel. Plusieurs mois avant le virage historique et l’abandon du nom «communiste», Moretti réalise un moyen métrage de type cinéma-vérité, « La Cosa ». Du Nord au Sud de l’Italie, il promène sa caméra dans les petites sections du PCI. Il fixe pour la postérité d’âpres débats internes, les états d’âmes et les réflexions du petit peuple communiste, entre perplexité et espoir. « La chose » du titre, c’est ce futur-ex Parti Communiste, cet objet non encore identifi-é/able que beaucoup de militants sont contraints de nommer ainsi faute de mieux. Edifiant! Emouvant aussi, avec vingt ans de recul.
Dans la foulée de ce travail documentaire, il réalise «Palombella Rossa ». Outre le cinéma, il a deux passions : la politique et le water-polo. Il décide ici d’entremêler les deux. Sur
fond d’une partie de water-polo interminable et métaphorique, l’auteur — et acteur principal — interprète un parlementaire communiste amnésique, plein de questions sur son identité, essentiellement politique. S’entrelacent alors une suite de monologues, de dialogues naissant de la confrontation à autrui, de scènes d’action du match…le tout dans une atmosphère aquatique, et on se laisse porter. Un véritable OVNI, un succès critique aussi. L’ironie et l’esthétique inhérentes au film rendent la question de fond, «Qui suis-je vraiment en tant qu’homme de gauche?» presque digeste. Quelques scènes d’anthologie: quand Moretti, face à une jeune journaliste un peu superficielle, s’énerve contre les médias, leur point de vue et leur jargon, à coups de « Mais comment parlez-vous? Les mots sont importants! », ou quand, seul au volant de sa voiture, il vocifère : « (Nous les communistes), nous sommes différents, mais nous sommes pareils », à la limite du désespoir! Une façon de se demander pourquoi cet ostracisme? Pourquoi un parti représentant le tiers de l’électorat est-il condamné à l’opposition?
Tout au long de son oeuvre, il partagera les interrogations de toute une génération qui se demande si toutes ces années de militance et de croyances ont vraiment été vécues en vain. Des communistes qui avaient l’habitude de se considérer comme « le meilleur de l’humanité au quotidien », à travers leur engagement, leur solidarité, mais qui, peu à peu et de plus en plus souvent, seront perçus comme ayant produit le pire. Ont-ils à ce point loupé le coche?
Moretti continuera à travers son cinéma intime à suivre cette gauche italienne, de changement de cap en changement de nom, et, souvent, de défaite en défaite… Dans « Aprile », il y a cet autre grand moment où, devant un débat électoral où Berlusconi occupe toute la place, Moretti ne tient plus en place: « Mais, allez, D’alema, dis quelque chose de gauche!»
Aujourd’hui, il déclare: « Je ne veux plus hurler contre les autres, je ne suis pas résigné, j’ai compris qu’ils sont comme ils décident d’être et non pas comme je désire qu’ils soient.» De toute façon, Moretti n’a jamais été un cinéaste engagé contre, faisant des films à charge, à part peut-être dans « Le Caïman ». Il invente un cinéma où se mêlent intime et politique. Il s’auto-analyse, et à travers lui, interroge les présents de ceux qui lui ressemblent, ou non. On verra bien s’il tient bon, avec son dernier film sur le Vatican, où il campe le psychanalyste du Pape…
Ferretti, « Partisan de l’Infini, de Togliatti à Benoît XVI »
Giovanni Lindo Ferretti est originaire d’un petit village de montagne. Et si sa famille est bien ancrée dans une culture catholique traditionnelle, le village n’en reste pas moins situé en Emilie-Romagne, « la province la plus rouge de tout l’Empire Américain ». Post-ado, il descend en ville, fréquente les gauchistes et travaille comme animateur dans des institutions psychiatriques. Puis, c’est l’exil pour Berlin, la ville alternative des années 80. Il y rencontre Massimo Zamboni, guitariste et émilien. Tous deux sont fascinés par l’Est, le Mur, l’industriel, les musulmans de Kreutzberg… « Punk islam » sera l’un de leurs premiers mots d’ordre! De retour au pays, ils forment un groupe punk : CCCP, l’acronyme cyrillique de l’URSS prononcé à l’italienne. Et puisque toute la scène rock chante en anglais et se tourne vers Londres, ils chanteront en italien et loueront l’Est! CCCP se définit comme « un groupe de punk philosoviétique mâtiné de chansons populaires émiliennes»… Plutôt que des shows rock, leurs “live” tiennent davantage du spectacle total : un mix de poésie, de bruits, de chants populaires, de performances proches du body-art et d’anti-défilés de mode. Plus encore que l’idéologie communiste, c’est son imagerie, sa culture, son décorum qui les fascinent. Niveau textes, les paroles de Ferretti sont un mélange de poésie post-futuriste et de clichés post-adolescents, populaires et communistes… Plus que tout, ils aiment se produire dans les fêtes liées au PCI.
D’abord, ils y font un peu peur, puis très vite, les fans sont de plus en plus nombreux.
Le succès vient vite, CCCP signe chez Virgin et quatre albums plus tard, en 90, le groupe est invité à se produire à Moscou. Ils y interprètent leur hymne soviétique punk devant un parterre d’officiels en uniforme le poing levé! C’est à la fois l’acmé et la fin de l’histoire pour CCCP. Ça tombe bien, c’est la fin pour l’Union Soviétique.
L’URSS se mue en Communauté des Etats Indépendants — CEI en français, CSI en italien —, et CCCP devient CSI, qui signifie aussi « Collectif de Musiciens Indépendants ». Le nouveau groupe intègre de vrais musiciens rock atypiques et laisse tomber le côté performance. Ils sortiront quelques morceaux parmi les plus intéressants du rock italien, voire européen. Paroles et musiques se font plus mûres et complexes, entre long moments d’apaisement et explosions fulgurantes. Les textes de Ferretti sont plus métaphysiques, terriens, presqu’écosophiques, mystiques parfois, remettant les forces de la nature au centre, plutôt que l’Homme. Ferretti continue à chanter la Résistance italienne, mais s’appuie plutôt sur les figures des partisans chrétiens progressistes… CSI se produit toujours dans les fêtes de l’Unità, le 1er Mai, ou même à la Gay Pride, devant son public historique de trentenaires de gauche… Mais Ferretti a changé. Il y a comme le début d’un malentendu, qui ne fera que s’accentuer.
Durant ces années, Ferretti fera des voyages, intérieurs aussi. Il (sur)vivra (à) un cancer. Et retournera vivre dans son village natal, se rapprochant de sa famille, de ses chevaux et de sa communauté. Puis il y aura la rupture avec Zamboni, et la fondation de son dernier groupe, P.G.R, « Par la Grâce Reçue », référence aux ex-voto catholiques.
Des ruptures, donc. Il y a d’abord un voyage jusqu’en Mongolie, à travers l’ex-URSS. Il y a sa rencontre avec les cultures nomades millénaires qui ont su résister à la volonté d’assimilation communiste. Il explique : « Peu à peu, l’amour pour l’URSS et l’orthodoxie communiste est devenu amour pour la Russie et l’orthodoxie chrétienne ». Au retour de Mongolie, sur « Tabula rasa elettrificata », il écrit le texte de la chanson « Unité de Production », « un chant anticommuniste à scander le poing levé ». Ambivalences. Il y a surtout la Yougoslavie, la barbarie qui prend racine dans le socialisme — et qui donnera l’une des plus belles chansons de C.S.I, « Cupe Vampe ». Il ne se reconnaît plus dans cette gauche au pacifisme partial, qui descend dans la rue contre l’intervention de l’OTAN en Bosnie, mais n’a pas bougé pour la Tchétchénie. Avec P.G.R, il scande : « C’est l’armée américaine qui nous a libérés ».
Le communisme, écrit-il en 99, est « un choix idéologique révolutionnaire visant à résoudre l’injustice sociale. D’abord justifié, puis justifiable, puis vraiment injuste, puis paranoïde. Menant à la pire bureaucratie. Vidée de sa composante insatisfaite, inquiète, et pourtant vitale, la société s’étiole et s’éteint ». Plus tard, il décrira même le communisme comme « une espèce de maladie de l’esprit, en ce sens qu’il est une inadaptation au réel… Une maladie qui a affecté toute une génération », sacrifiée sur l’autel d’un monde meilleur à venir… Aujourd’hui, Ferretti s’est rapproché de la droite italienne, pas tant la libérale berlusconienne, mais la droite traditionaliste. Il reste anticonsumériste, mais dans un autre sens. Dans des textes forts, il s’interroge sur les dérives d’une société de l’euthanasie, de la manipulation génétique, de l’avortement… Pour lui, ces questions éthiques doivent rester personnelles et non faire force de loi. Il lit Ratzinger, s’occupe avec amour de ses aînés, est pour la messe en latin, à cause de son sens du mystère et du sacré ! Il sourit quand on l’appelle « punk catholique »… Une partie de son public se sent trahie, d’autres cherchent une cohérence, et continuent d’être traversés, altérés par sa prose en vers et contre tout.
Ferretti, l’archaïque & Moretti, le postmoderne.
Ils ont tous deux été gauchistes dans les années 70, puis ont établi un rapport critique avec le PCI dans les années 80. Ensuite, leurs chemins ont divergé. Moretti a pris la voie postmoderne du doute systématique et de l’auto-analyse. Ferretti, lui, a emprunté des chemins de montagne, le ramenant vers sa culture originelle. Giovanni Lindo Ferretti est résolument retourné « a casa » 2, apaisé, près des siens. Il y a trouvé des valeurs. Après un double exil en boucle : de la tradition vers le punk philosoviétique, puis du rock vers le catholicisme traditionaliste…
Moretti,lui, habite toujours cette maison communautaire de gauche. Il sait qu’elle est bancale, que des pans entiers se sont déjà écroulés. Depuis trente ans, il en scrute les moindres défauts, les usures, les projets de restauration et de rénovation. Mais il ne déménage pas, même s’il fait parfois une petite excursion, comme dans « La Chambre du fils ». Ses racines sont là, même s’il n’est que trop conscient du fait que cette maison repose sur pas mal de vide, et que, jusqu’ici, personne n’est encore arrivé à en rénover radicalement les fondations…