Les autres, ceux de Courtrai, d’Anvers, de Tirlemont, sont aussi des Flamands – des Flamands francophones. Leurs rangs ont pu être gonflés par ceux que l’on appelait les « fransquillons », avec lesquels on les confond parfois – à l’origine, les « Petits Français » (« Franskiljons ») désignent les Flamands qui ont choisi de s’exprimer en français par mimétisme avec la vieille bourgeoisie francophone de Flandre. La guerre menée par le mouvement flamand avait d’abord et essentiellement pour cible ces francophones flamands et ces fransquillons, et non les Wallons, bien loin de cette querelle intra-flamande. Francophones de Flandre et de la Périphérie bruxelloise sont tous perpétuellement en butte aux tracasseries administratives et à la guérilla politique menée par la Région ou les communes flamandes, mais seuls les seconds forment la partie visible (et la seule médiatisée) de la francophonie en Flandre.
Territoires homogénéisés
Les Francophones de Flandre furent les grands perdants de la guerre institutionnelle belge, et des lois de « fédéralisation » – mon professeur de linguistique à Louvain-la-Neuve disait que leur statut est aujourd’hui à peu près aussi enviable que celui des Indiens Cherokee dans les réserves fédérales américaines. Des exilés de l’intérieur, sacrifiés au jeu du grand troc communautaire. Ils ont été « lâchés » par les politiciens francophones lors des lois linguistiques de 1963 (et ensuite), tout comme les nombreux ouvriers flamands installés en Wallonie ont été « lâchés » par le mouvement flamand et ses relais parlementaires. Il semblait à tous les décideurs en mal de compromis que cette double « assimilation » culturelle était la « moins pire » des solutions. C’était la pire, au contraire.
Pour les détricoteurs de l’Etat belge, hier si fier de leur sens aigu de la négociation apparemment équilibrée, l’homogénéisation linguistique des territoires nationaux était le prix à payer pour une pacification communautaire qui n’a jamais eu lieu, la boîte de Pandore du délire nationaliste s’étant révélée sans fonds. Ils ont ainsi réussi en douceur ce que ni le « droit du sol », aujourd’hui rebaptisé pour la galerie « principe de territorialité » ; ni les armes n’ont jamais pu réaliser dans les Balkans : une purification ethnique, sur le seul critère linguistique encore bien. Exit donc la culture française en Flandre – et la culture flamande en Wallonie – et tout le monde est content. Ou presque.
Des classes en français existaient dans des écoles de Flandre jusqu’à la fin des années 1970. Le seul enseignement en français subsistant est celui dispensé par les lycées français, payés par l’Etat français. Les autres sont tout simplement interdits. La Flandre fut pourtant, jusqu’après la dernière guerre, l’endroit de la Belgique où l’on parlait le mieux le français. Certains collèges francophones en Flandre avaient une réputation internationale équivalente à ce qui se fait de mieux en Suisse actuellement. Il suffit d’ouvrir une histoire de la littérature belge pour voir ce que les lettres françaises doivent à la Flandre : notre unique prix Nobel de littérature, Maurice Maeterlinck, Emile Verhaeren, Georges Rodenbach, Marie Gevers, Paul Willems, Suzanne Lilar, le maître de l’insolite, Jean Ray, tous des Flamands francophones. Et la liste est loin d’être close, surtout si on l’ouvre aux autres disciplines artistiques.
Les fransquillons de Tirlemont
Ce n’est pas à eux que l’on songe habituellement les rares fois où il peut être question des francophones de Flandre dans un débat public, mais bien à une vieille élite socio-économique en déclin, politiquement du moins. Serait-ce l’histoire du loup qui, devenu vieux, se fait berger ? Toujours est-il que les francophones de Flandre – qui se sont adaptés, sont bilingues, travaillent en néerlandais, etc. – se font aujourd’hui plus que discrets. Autant la moindre anicroche avec des petits francophones (ex-Bruxellois périurbanisés) dans une plaine de jeu de Beersel fera la
manchette du Soir, autant les vexations à répétitions des vieux francophones de Flandre seront à peine évoquées. Sans même remonter au « traumatisme de l’affaire de Louvain », quand les étudiants francophones se sont fait jeter de la ville universitaire brabançonne de Louvain, la liste des mesures qui ont pris un tour assez systématique en vue d’éradiquer le français de Flandre est longue et ne cesse de s’allonger. La presse francophone, jadis florissante en Flandre, est aujourd’hui au stade du coma dépassé. Elle s’est réfugiée sur la Toile avec les « Nouvelles de Flandre ». Les offices religieux en français ont été supprimés. De même, les conférences mêmes privées en français ou les cercles des amitiés françaises se sont vu interdits de séjour, quand ils ne se sont pas éteints d’eux-mêmes.
Un minutieux inventaire de cet étouffement a été dressé par l’ex-présentateur du JT de la RTB et parlementaire libéral gantois Luc Beyer De Ryke dans un ouvrage titré significativement : « Les lys de Flandre : vie et mort des francophones de Flandre (1302-2002) ». Bien que la Flandre ait obtenu l’essentiel de ses revendications linguistiques, ses hommes politiques les plus nationalistes déploient un zèle toujours électoralement rentable pour réduire à néant quelques îlots de résistance. Ainsi, invitation ou ordre est donné aux commerçants de ne libeller leurs affiches ou leurs écriteaux qu’en flamand. Dans les années 1990, la lamentable affaire des séances d’Exploration du Monde, que le Taalaktiecomittee réussit à bouter hors de Flandre, au grand dam de quelques pensionnés, a sonné le glas de la présence culturelle francophone en Flandre.
Le contentieux communautaire, que l’on appelait jadis « question linguistique », avait sans doute connu son acmé dans les années soixante. C’est ce qui ressort de la lecture de l’historien flamand Lode Wils, dont l’« Histoire des nations belges » parle en abondance. Une anecdote rapportée est assez symptomatique du climat de ces années-là. Le Davidsfonds (le cercle « culturel » flamingant d’obédience catholique) défendait alors un postier de Tirlemont accusé de négligence. Enervé par l’habitude qu’avaient certains habitants de traduire les noms de rue en français, il prit l’initiative, après avertissement, de renvoyer les envois à l’expéditeur avec la mention « adresse inconnue ». Plainte avait alors été dressée contre lui et sa hiérarchie lui avait fait savoir qu’il s’était rendu coupable de manquements au règlement de la Poste, « qui l’oblige à faire tous les efforts nécessaires pour retrouver l’adresse du destinataire ». Sur base de l’annuaire téléphonique, le Davidsfonds avait alors sélectionné dix adresses au hasard dans dix villes wallonnes et leur avait envoyé un dépliant sous enveloppe scellée. Sur les enveloppes, les adresses avaient été traduites. La « rue des Sœurs noires » devenait par exemple la « Zwartzusterstraat ». Dans les dix cas, les lettres sont revenues, par retour du courrier, avec la mention « inconnu ». Les lois linguistiques de 1963 ont créé le problème en évacuant la seule solution soutenable : le bilinguisme administratif intégral. L’obsession homogénéisante ne pouvait que susciter des heurts dans des régions qui, depuis toujours, sont au moins mixtes, et même passablement mélangées.
Quelques traducteurs pour traduire les actes administratifs auraient sans doute coûté bien moins cher que l’actuel fiasco institutionnel, que les forces centrifuges ne cessent d’approfondir. Mais c’est sans doute le fruit de la schizophrénie belge : divorcer pour rester fidèle à son mariage.