La désindustrialisation, un exil sans histoire ?

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1984, sale époque pour la classe ouvrière. Etienne Davignon, commissaire en charge de l’industrie, met la sidérurgie européenne sur la voie de la restructuration. Cockerill, géant wallon du secteur, suit son plan. Valfil et l’aciérie LD, fleurons technologiques du bassin liégeois, sont exilés en Chine. Presque trente ans après ces faits, dans un documentaire sonore intitulé « de Seraing à Pékin » [1], Sara Fautrée et Marc Monaco questionnent différents protagonistes de cette affaire. Ce projet, connecté à « S’activer » de Sébastien Vandenborght et « Le geste ordinaire » de Maxime Coton, donne à repenser la désindustrialisation comme un exil – mais en suivant de nouvelles cartes…

Dans un restaurant chinois du bas de Seraing, les réalisateurs mangent avec trois ingénieurs, responsables en fonction en 84. Leur certitude du travail d’intérêt général bien fait — « voilà pourquoi nous sommes encore debout aujourd’hui, ici même » — peine à être partagée. Ce « nous » dont il est question sonne violemment faux quand ces voix directrices se mêlent à celles des travailleurs et des voisins des fabriques frappées par l’exil. Un délégué de syndicat raconte comment il sombra dans la dépression après la fermeture. Une habitante de la région parle de l’impact désastreux de la disparition de la culture ouvrière (effet secondaire du départ des usines) et rappelle combien celle-ci « créait du lien social ». Elle explique : « Ça formait des groupes. Les ouvriers, maintenant, ils se rendent bien compte, ils ne sont pas bêtes. Quand vous entendez parler les gens, ils comprennent très bien qu’ils sont « couillonnés » – comme on dit. Mais tout ça, c’est rentré. Vous voyez, c’est une colère rentrée – et alors ça devient une tristesse».

Dans un intermezzo, une voix à l’accent chinois déclare : « Pour raconter des histoires, les archives ne valent pas grand chose. Ce qui compte, c’est le regard qui les construit, la main qui les range, la foi qui les restitue et l’oreille qui les entend ». Le travail de Marc et Sara montre qu’aujourd’hui encore, il n’existe aucune mémoire partagée de cette grande étape de la désindustrialisation wallonne – dont le récit ne pourrait se faire que dans le contraste et le paradoxe. Leur documentaire ne fait de l’histoire que pour nous parler du présent. D’abord parce que cette affaire n’a rien de résolu : elle hante encore, vingt-cinq ans après, les rêves des ouvriers. Et puis parce qu’on y croise toutes ces figures archétypales avec lesquelles on voudrait nous faire croire qu’on peut penser : l’ouvrier wallon ringard, rétrograde et déprimé; le grand patron visionnaire, le politicien libéral réformateur guidé par l’intérêt général, le spectre du Chinois…
Il ne manque que le chômeur velléitaire… Un instant, il arrive.

Connecter la désindustrialisation.

Dans un autre documentaire sonore, « S’activer » [2], Sébastien Vandenborght nous fait rencontrer trois chômeurs wallons – et il y sera forcément question, de cette satanée désindustrialisation. D’emblée, un des intervenants qui parle devant un haut-fourneau sérésien à l’arrêt ne cesse de connecter une série de mouvements sociaux et d’exils personnel. Et le récit n’arrêtera jamais de relier les exils. Le monde de ces gens-là se pense comme un entrelacement de lignes de fuite : mutations du travail ET aménagement du territoire ET saturation du marché de l’emploi ET reconversion dans l’économie verte ET transformation des désirs ET désindustrialisation… On est pris dans l’un et dans l’autre, on passe de l’un pour échapper à l’autre.
Le discours polyphonique qui compose « S’activer » raconte la dramatique inadéquation entre l’expérience quotidienne des « sans-emploi » et le plan d’accompagnement des chômeurs. À l’écoute, la réalité complexe des uns semble à des années-lumière de la logique binaire des autres. Les bureaucrates n’aiment pas la pensée complexe – le chômeurs n’arrivent pas à penser autrement…
Avec le travail de Marc et Sara, la désindustrialisation avait déjà pris un caractère contrasté, toujours conflictuel; avec celui de Sébastien, elle gagne en complexité en s’insérant dans un réseau de transformations, et sa signification reste ambiguë. Une fermeture d’usine signifie une perte de revenus, l’effacement d’une langue, d’une culture, et l’opportunité d’une reconfiguration individuelle ou collective. La reconversion d’une « région industrielle touchée par les crises » façon plan Marshall 2.vert laisse la place à une sorte de recombinaison menée par les travailleurs eux-mêmes — sur les territoires en friche. Dans « S’activer », on entend la classe ouvrière raconter comment, dans son exil, elle se réinvente comme jardinière, photographe [3],  ou archéologue industrielle – bricolant avec les statuts administratifs pour éviter les pièges que l’ONEM met sur sa route.

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La poétique comme stratégie politique

Penser la désindustrialisation comme une recombinaison menée par et dans la classe ouvrière. Dans «Le geste ordinaire » [3], un projet conçu à travers un film et un livre, Maxime Coton s’y emploie en réinvestissant les rapports que lui, le poète, entretient avec l’ouvrier dont il « descend » ou « hérite» — sans vraiment trop savoir de quoi. Le dispositif minimal tient sur une interrogation : « mais que fait donc papa derrière le mur de l’usine? ». Question simple mais problématique : dans un premier temps, la direction refuse à la caméra de filmer dans l’usine – comme une confirmation du fait que le tabou a de la signification. Maxime Coton se met alors à composer le recueil. Quand il recevra les autorisations nécessaires à la réalisation du documentaire, il continuera d’écrire des poèmes.
« Le geste ordinaire » version poésie fonctionne comme le carnet de notes du projet. On y lit la vision du rapport entre le « poète » et le monde ouvrier que Maxime tente de construire dans le documentaire. Son projet frise la recherche-action : en questionnant et en filmant sa mère, sa grand-mère, son père et ses collègues, il déporte les regards et les rapports entre les protagonistes. Sa mère finira par entrer dans l’usine où elle n’avait jamais mis les pieds en trente ans. Il apprendra (enfin!) les gestes du soudeur sous le compagnonnage de son père. Et il finira par demander à un des travailleurs de Duferco s’il sait ce que lui, Maxime, fait comme métier – « c’est une blague ? », répond l’interviewé.
Il s’agit aussi de recomposer une conception de la désindustrialisation – non plus programme prescrit du dehors à une classe ouvrière has been, mais stratégie de mutation pensée sur plusieurs générations par les travailleurs eux-mêmes. Le poète fut conçu par le métallo : « Tu m’as toujours dit/l’intelligence t’appartient/tu ne m’as jamais dit qu’elle venait de toi » [4]. Cette filiation se rétablit en démolissant les figures imposées aux neurones dès les années 80 – celui programmé pour devenir un yuppie ou une star (comme Franco Dragone) veut retourner à l’usine pour substituer à l’image d’un prolétariat ringard celle d’un artisan méticuleux (la scène où le père de Maxime entretient son vélo). « Un mot est plus qu’une image/Il est sa possibilité et son renoncement».
Pourtant, « le geste ordinaire » n’a rien d’une démarche psychanalytique, d’un catalogue d’états d’âme sur l’image du père. Le projet se pense, se lit et se regarde comme une stratégie politique : Oser la pensée que/ Toi et moi égale plus que des mandailles/Moins que rien/Des sans-paroles/Tus dont le poids des mots n’équivaudra jamais/ La bêtise des gestes répétés. À l’heure où les plans d’austérité (à la britannique) annulent les rêves d’avenir radieux que la stratégie de Lisbonne promettait aux classes créatives et connaissantes, le mot d’ordre nous parle.

« De Seraing à Pékin », « S’activer », « Le geste ordinaire » — trois projets où circule une commune ambition de penser dans la désindustrialisation pour la concevoir comme une expérience de mutation dont le sens appartient d’abord à ceux qui la vivent. Où l’on devine parfois cette urgence de repenser les rapports entre les classes ouvrières et créatives au-delà des distinctions paralysantes prolo/bobo. Actualisant un mot d’ordre de Maïakovski :

Qui vaut le plus ? Le poète ou le technicien qui mène les gens vers les biens matériels ?
Tous les deux.
Les coeurs sont comme des moteurs,l’âme, un subtil moteur à explosion.
Nous sommes égaux, camarades, dans la masse des travailleurs, prolétaires du corps et de l’esprit.
Ensemble seulement nous pourrons embellir l’univers, le faire aller plus vite, grâce à nos marches.
Contre les tempêtes verbales bâtissons une digue.
Au boulot ! La tâche est neuve et vive.
Au moulin les creux orateurs !
Au meunier !
Qu’avec l’eau de leurs discours ils fassent tourner les meules !

[1] http://www.bruitsasbl.be/productions/?article16/de-seraing-a-pekin
[2] On peut l’écouter à cette adresse : http://lapetiteradio.org/spip/spip.php?article63
[3] Par ex., le travail d’Armando Frassi : « De fonte et d’acier – Au pays liégeois », éd. Gérard Klopp
[3] Voir le site dédié au projet : http://www.legesteordinaire.net/
[4] Les passages en italique sont issu du recueil « Le geste ordinaires ».

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