Le départ vers le Liban, c’était un déplacement, pas un exil. Un Arabe qui continue à vivre dans une terre arabe n’est pas exilé. Il s’agit simplement d’un déplacement vers une autre terre arabe. Tu es exilé d’une certaine manière, mais en même temps, tu es chez toi. C’est un peu paradoxal, mais c’est la seule description précise de cet état de chose. Tu vis une situation d’exil mais tu n’es pas dans un pays étranger. Tu n’es pas dans une diaspora. Quand tu es déplacé dans le prolongement de ce qui est ta terre — et je ne parle pas seulement d’un prolongement géographique parce que c’est juste à côté, mais aussi d’une continuité culturelle —, que tu es exilé dans la même langue, dans la même tradition, dans la même culture, c’est une situation très particulière. Tu vis dans une situation de déplacement qui fait que cela évoque le terme d’ « exil », mais tu n’es pas en terre étrangère. C’est pour ça que j’ai toujours estimé l’expression « diaspora palestinienne » complètement erronnée concernant les peuples arabes . Parce que dans le notion de diaspora, il y a l’idée d’être au milieu d’inconnus, au milieu d’étrangers. Or, ce n’est pas le cas. Je ne me suis jamais senti étranger au Liban, même si je m’y suis senti « déplacé ».
De retour en combat
Au départ, il est certain que tout ce qui se passe est en lien avec une idée du retour. C’est-à-dire, finalement, avec un combat nationaliste et patriotique, et ce n’est pas du tout péjoratif. Ensuite, selon l’évolution de chacun, ce combat nationaliste peut se transformer. A sa dimension nationale peut venir s’ajouter un élément infiniment plus universel qui est la question du droit. La question du retour, qui était au départ pour tous les Palestiniens une chose très simple et très banale, à savoir «Je voudrais rentrer chez moi, j’ai le droit d’être chez moi » est devenue, au fil du combat et dans ce mouvement, une demande visant à être titulaire de mes droits. Il y a une organisation fantastique de lutte pour les Palestiniens qui s’était appelée ici en France « le droit aux droits». C’est-à-dire nous avons le droit à avoir des droits. A ce moment-là, la dimension du combat prend une toute autre importance : cela devient infiniment plus vaste que le simple désir de rentrer chez soi.
Exil forcé, départ choisi
La France, c’était différent, j’ai choisi d’y aller. Le problème ne réside pas dans le fait de changer de lieu, mais dans le fait qu’on te mette — ou non — à la porte. Si c’est toi qui part, ce n’est pas un exil. La France, j’ai décidé d’aller y vivre parce que j’étais passionné par sa langue, par sa culture, et parce que j’étais attiré par l’ambiance qui régnait à l’époque à Paris. C’était une volonté, personne ne m’a obligé. C’est la différence entre les exils, les déplacements volontaires et les déplacements forcés. Le départ de la Palestine, c’est un peuple qui est mis à la porte. Si un jour il existe un Etat palestinien et que les Palestiniens sont de nouveau dans leur droit, n’importe lequel d’entre eux pourra décider d’aller vivre n’importe où sur la planète, mais il ne sera pas exilé. Il aura lui-même décidé de partir.
L’exil est forcé. Toujours. Un pauvre ouvrier de Sicile qui se retrouve à chercher du travail en Belgique est également un déplacé forcé. Parce qu’il est déplacé malgré lui par l’injustice sociale. Il n’a pas d’autre choix pour vivre que d’aller ailleurs.
L’exil comme mode de découverte
Revenir m’installer en Palestine? Non, je l’ai déjà écrit, je n’y retournerai pas. J’irai peut-être cinquante fois par an, mais je ne retournerai pas y vivre parce que dans mon vécu — et je ne suis pas le seul dans ce cas — une fois que le droit serait au rendez-vous, j’estimerais que la justice à été faite. Partant de là, moi, comme beaucoup d’autres de ma génération, j’ai perdu mon monde. Mais dans l’exil, j’ai également découvert le monde. Comme le disant Mahmoud Darwish dans un de ses poèmes « la terre nous est devenue
étroite ». Dans la perte, nous avons eu l’occasion de découvrir la liberté fantastique du mouvement. Pour ces raisons, je n’irai pas me fixer en Palestine. Pour moi, l’histoire est déjà jouée.
L’exil comme matière littéraire ? Oui, mais pas seulement. Je me suis beaucoup intéressé aux maquis, aux techniques paysannes de révolte dans les années trente en Palestine. Ça a été ma grande passion. Je me suis attaché à ce qui me semble être la nature profonde du FLA (Front de Libération Arabe) et ensuite de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), à la notion d’identité palestinienne. Bref, je n’ai pas travaillé que sur l’exil, mais il a toujours été présent.
Ce qui me passionne résolument aujourd’hui, c’est cette histoire de mémoire. Comment opère la mémoire ? Comment fonctionnent les échos de mémoire en termes d’images. Il y a déjà tout un intérêt par rapport à l’expression cinématographique. Qu’est-ce que c’est que l’image, comment ça marche? Bien entendu, je ne fais pas référence à l’image dans l’absolu mais bien à l’image en lien avec mon vécu particulier, parce que c’est de ce point de vue que je peux en parler le mieux.
Mon travail comme relation avec mon peuple et mon identité ? Honnêtement non. Moi, je n’ai jamais cru à ces relations-là. Ma relation avec mon peuple, elle est présente dans mon combat pour sa liberté et ses droits, même si c’est un peu pompeux de le dire comme ça. Depuis l’âge de dix-huit ans, et j’en ai à présent soixante-quatre, je suis complètement investi dans cette lutte. Ça n’a jamais cessé, et ça ne cessera jamais, en tout cas pas avant que les droits ne soient au rendez-vous. Le reste, les écrivains, les auteurs, en vérité, ils peuvent bien raconter ce qu’ils veulent, mais en fin de compte, ils sont surtout en relation avec eux-mêmes. C’est ce qu’ils écrivent qui peut générer une relation avec un peuple ou une communauté, mais le livre, au départ, tu le fais avant tout pour toi-même.