Fred Arends fait partie de l’association « Genres d’à côté », qui organise notamment le festival «Pinkscreens ». Historiquement, il est dans l’association depuis le début, mais a plus particulièrement en charge aujourd’hui — avec d’autres — la programmation cinéma, ainsi que la gestion du site web. Il a été aussi responsable de la presse, ainsi qu’administrateur, centré notamment sur la recherche de subventions, la réalisation des rapports d’activités etc.
« Genres d’à Côté » existe depuis mai 2001, et fête donc bientôt son dixième anniversaire. Le ciné-club s’est immédiatement imposé comme une des activités centrales, avec une programmation mensuelle au Cinéma Arenberg. La première édition du Festival a eu lieu en 2002.
« Rendez-vous des genres et des sexualités différents » signale la page d’accueil du site en français, alors que la page en anglais titre « A place for alternative sexual identities and queer ». D’emblée, la présence en creux du mot « queer » pose question.
« A l’époque où est née l’assos, et avec elle cette mention « Rendez-vous des genres et des sexualités différents », le terme « queer » était encore relativement méconnu chez nous… Certaines personnes pensaient qu’il s’agissait de la matière « cuir », pour vous dire… Puis, avec le temps, le mot « queer » est entré dans les mœurs, mais avec un sens quelque peu galvaudé. La théorie et les mouvements queer ont tout de même un contenu important et complexe, et des émissions comme « Queer as folk », par exemple, ont vidé le mot de sa substance, comme si « queer » ne signifiait simplement qu’être homo. Pour les anglophones, c’est très différent. Non seulement ça renvoie à l’insulte première, qui avait il y a plusieurs décennies un contenu homophobe, mais aussi aux queers eux-mêmes, qui ont repris le terme pour en faire quelque chose de positif. »
Mais alors, comment définir le mot « queer » qui, pour beaucoup, demeure encore sibyllin.
« Le mouvement queer est une remise en cause radicale de la société hétéronormée dans laquelle nous vivons, basée sur une différence très binaire entre les femmes et les hommes. Cette société prévoit que les femmes assument telles fonctions sociales, les hommes telles autres, et entre les deux, il n’y a rien. C’est pour moi un fondement important de l’hétéronormativité. On présuppose dans nos sociétés que le modèle hétéro homme-femme-enfants est le seul modèle à suivre, alors qu’il existe toutes sortes d’autres modèles — mais ceux-ci sont minoritaires. D’autre part, le mouvement queer remet en cause la société dans tout ce qu’elle a de patriarcal. Une société faite par les hommes pour les hommes, et où tout ce qui ne correspond pas au modèle de l’homme blanc est une sous-classe : les femmes, les noirs, les pédés… Bien entendu, je caricature un peu, et il y a évidemment des choses qui bougent dans la société, des nuances aussi, mais il n’en demeure pas moins que dans nos sociétés occidentales, la norme reste ancrée dans un modèle patriarcal et fondée sur le modèle hétéro.
Le féminisme est pour moi essentiel au sein de la théorie queer. Notamment parce qu’historiquement, ce sont les mouvements féministes qui ont impulsé le mouvement ayant mené à la libération des homos, ils ont permis de les rendre visibles, et même si ont nous répète que dans notre société les femmes sont égales aux hommes, on voit bien, à différents niveaux, qu’on est encore loin du compte et que les rôles de chacun demeurent encore très figés. »
Quand on lit Donna Harraway ou Beatriz Preciado, qui ont largement contribué à la théorie queer, on s’aperçoit que cette remise en cause du genre et de la sexualité peut se définir, plus largement, comme une vision politique du monde qui le remet finalement en question dans son ensemble. « Evidemment. La sexualité est politique. Etre homo et l’affirmer sur la place publique, c’est déjà un acte politique au sens où ça oblige la société à se remettre en question et à voir que le spectre du genre est finalement plus
large et moins uniforme qu’elle le pensait. Le mouvement queer permet de donner une visibilité à ce spectre du genre qui est beaucoup plus large que ce qu’on veut bien le penser, et qui ne se limite évidemment pas aux gays et aux lesbiennes. Le modèle hétéronormé est prégnant dès l’enfance : il y a des jouets pour les garçons et des jouets pour les filles. Les garçons : voitures, violence, pouvoir. Les filles : couture, chiffons, ménage… Ce modèle est encore très présent, il suffit d’entrer dans un magasin pour s’en rendre compte. Et cela renvoie à cette question : que signifie être un homme aujourd’hui ? Les queers renvoient à cette question fondamentale. On peut très bien être un homme hétéro et ne pas vouloir vivre un modèle de dominant. Cela doit être très compliqué pour un garçon hétéro qui refuse ce modèle tout prêt pour lui. Pour nous, homos, c’est peut-être plus facile, parce que le fait qu’on doit trouver un autre chemin s’impose d’emblée. Un homme qui va par exemple décider d’élever ses enfants et de rester à la maison, et dont la femme a une carrière brillante, va peut-être être la risée de son entourage, c’est tout à fait possible… »
Le mouvement queer pourrait s’envisager comme un exil. Un exil de la norme, du genre, des modèles dominants… « Oui, c’est un exil… Mais ce n’est un exil de la fuite. On fait des allers-retours constants. On est bien forcés de se confronter à la société dans laquelle on vit. Moi-même, je me définis comme queer, mais je suis inscrit dans la société, je dois donc faire face aux valeurs dominantes qui existent autour de moi, je n’ai pas trop le choix. Je m’en exile de temps en temps à travers le mouvement queer et les réseaux que je fréquente, mais je pense qu’il faut être capable de se confronter à la norme dominante, il ne faut pas la fuir sans cesse… C’est d’ailleurs le seul moyen pour la faire évoluer. C’est aussi un débat qui existe au sein de mon assos. Là, on va fêter nos dix ans, et on s’interroge. On a notre public, qui nous suit, et qui connaît le mouvement queer, et c’est très bien. Mais nous sommes plusieurs à penser qu’il est aussi intéressant de créer des collaborations avec des institutions plus « mainstream » qui ne connaissent pas forcément les queers, car si on ne se frotte pas à la société dans laquelle on vit, on ne pourra jamais la faire évoluer. »
Le mouvement queer a-t-il un objectif, une sorte de point d’arrivée idéal ? Ou est-ce davantage un cheminement perpétuel ? « La théorie queer vise avant tout à empêcher gentiment le monde de tourner en rond. Il va continuellement remettre en cause, interroger, confronter… Dévoilant ainsi parfois toute l’horreur de certaines situations. Je pense notamment aux personnes transgenre, aux personnes intersexe, qui vivent un quotidien horrible dans une société prétendument évoluée. Le mouvement queer est aussi sans frontières. Il a donc une responsabilité par rapport aux personnes qui vivent dans des pays où l’homosexualité, par exemple, est totalement condamnée. Il doit également lutter contre sa propre tendance à vouloir parfois imposer une vision très occidentale de la sexualité, avec des pratiques telles que le coming out, le mariage homo, l’adoption — qui finalement rendent l’homosexualité très visible, très publique… Il existe d’autres façons très différentes de vivre la sexualité dans d’autres pays, qui peuvent être tout aussi riches. J’ai aussi vraiment du mal avec les théories assimilationnistes,. Par exemple dans la société maghrébine, l’homosexualité est bien présente mais elle se vit dans une forme d’intimité et de silence. Tout le monde le sait, mais on n’en parle pas. La façon de vivre son homosexualité, là-bas, c’est de ne pas l’affirmer publiquement, de ne pas la montrer. Est-ce pour autant une moins bonne manière ? De quel droit leur imposerions-nous un coming-out ou un mariage homo ?C’est une tendance à la fois très occidentale et paternaliste. J’ai vraiment du mal avec cette pression-là, qui existe ici aussi d’ailleurs. Certains ne conçoivent pas qu’on puisse vouloir vivre son
homosexualité intimement, de façon exclusivement privée. Et cette façon de voir les choses s’oppose tout à fait à l’incroyable diversité qui existe dans le mouvement queer : dans la société, la figure queer la plus visible est celle de l’homo blanc, bien fringué, à fort pouvoir d’achat ; mais il y a des homos marocains, des lesbiennes turques, des homos et des lesbiennes africaines… La palette est incroyablement large, c’est ce qui fait toute la richesse du mouvement queer. On voudrait une société qui ne soit ni hétéronormée, ni homonormée.»
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