Pendant que les institutions conçoivent encore le contrat de travail à durée indéterminé comme le socle de la sociabilité, les expériences professionnelles qui impliquent un exil de ce territoire, désormais plus fantasmé que réel, sont toujours plus nombreuses. Elles se mènent dans la Banlieue de Travail Salarié où tente de s’organiser la production – dans l’ignorance des politiques de l’emploi.
Le salariat constitue un des piliers de notre société. Ce cadre surgit au XIXème pour donner de la stabilité aux travailleurs. Entre 1870 et 1939, le statut d’ouvrier se concrétise avec la mise en place d’un embryon de politique sociale par l’État [1]. Après la deuxième guerre mondiale, le mouvement s’élargit. Ce sont les 30 glorieuses… Le CDI s’impose comme la norme qui offre l’accès à la sécurité sociale. Les politiques publiques se penseront toujours à partir de la position de salarié – qui devient la mesure de toute chose.
Dès les années 70, une série d’événements bouleverse la situation – Choc pétrolier, mouvements sociaux, réorganisation de la production… La précarité se répand. En 89, P. Grell et A. Wéry nomme « Banlieue du Travail Salarié » (BTS) [2] un espace construit par des trajectoires professionnelles a-typiques. Dans cette zone peuplée de chômeurs, d’intérimaires, de CDD, de temps partiels, de stagiaires trentenaires, de travailleurs au noir, d’intermittent/e/s du spectacle, on travaille, certes, mais loin du CDI classique. Et désormais, n’importe qui peut se retrouver à habiter ce territoire interlope sans distinction de sexe, d’âge, de capital culturel ou encore de nationalité.
Quitter le CDI, un exil choisi
Cécile, 30 ans, gravite dans la banlieue du travail salarié. Depuis plusieurs mois, elle est à temps partiel, dans un magasin bio de la périphérie liégeoise. Licenciée en communication, elle a choisi ce travail qui ne correspond pas à sa formation. Tout comme elle a volontairement opté pour le temps partiel : « pour que je puisse, à côté du travail, faire de choses qui m’intéressent. Des activités qui permettent des changements de société, mais de manière informelle. Je n’ai pas envie de passer ma vie au travail. Je connais des gens qui passent leur temps à gagner leur vie. Et ils pensent aux vacances – où ils vont pouvoir se reposer. Je n’ai pas envie d’une existence où le temps de travail soit ponctué par le temps de vacances ». Sa vie professionnelle depuis la fin de ses études a été caractérisée par une alternance de CDD et de périodes de chômage: « J’ai travaillé à l’école de santé publique. Je faisais des enquêtes. C’était intéressant, mais je travaillais à temps plein : je gagnais bien plus d’argent, mais il y avait la frustration de ne pas pouvoir faire beaucoup de choses sur le côté. Après, j’ai fait des petits boulots par-ci et par-là : des enquêtes, du travail saisonnier à la poste… et j’ai eu de périodes de chômage».
Les institutions finissent toujours par rappeler les limites à ceux qui tentent de s’exiler dans la Banlieue du Travail Salarié : « je suis consciente que j’aurai des problèmes pour mon chômage après mon contrat, et évidemment à ma retraite. Ou encore pour avoir un crédit dans une banque si je veux acheter une maison. Sans temps plein, il y a pas mal de choses qui ne sont pas faciles, donc il va falloir que je sois plus créative pour trouver des solutions. Une autre limite que j’ignorais avant que mon choix de vie ne m’y confronte, c’est l’ensemble des démarches administratives : les papiers qu’il faut remplir pour recevoir le complément chômage – et qui se compliquent encore plus vu je suis « Activa ». C’est vraiment aberrant. Ça pousse à renoncer au complément chômage ou à chercher un autre emploi pour arriver au temps plein alors qu’aujourd’hui, la réalité du marché du travail est autre, et qu’il y a de plus en plus de mi-temps ou d’intérims. Et les institutions étatiques, mais aussi les syndicats, continuent de défendre le plein emploi. C’est comme s’ils étaient complètement déconnectés de la réalité ».
Ajoutons encore à ce tableau les pressions sociales qui émanent de l’entourage : « Je vois chez mes collègues que mon choix de travailler à mi-temps n’est pas toujours bien perçu. Dans ma famille aussi, il y en a qui ne comprennent pas. Ils voient le travail à mi-temps comme quelque chose de moins bien et pensent que, même si « c’est déjà mieux que rien », je devrais faire en sorte de trouver un travail à temps plein. Un peu comme si c’était un objectif en soi. Alors que pour moi, c’est voulu, ce n’est pas par dépit».
Le travailleur atypique peine à se faire reconnaître par une société qui se pense et se conçoit à travers le prisme de la dichotomie travailleur/chômeur. Expliquer sa position quand on est ni dans une catégorie ni dans l’autre reste un des exercices les plus périlleux : « Je surfe entre ces deux mondes — ni complètement dans l’un, ni complètement dans l’autre. C’est enrichissant, mais il faut aussi que je me repositionne. D’une part envers ceux qui ont choisi de ne pas travailler du tout, alors que moi j’ai envie d’avoir une activité déclarée à temps partiel. Et d’autre part envers ceux qui travaillent à temps plein et qui me voient comme quelqu’un de peu dynamique à cause de mon mi-temps ».
Si tous-tes les banlieusard-es du travail salarié ne sont pas convaincu-e-s de la pertinence de leur position, Cécile, elle, l’est tout à fait : « le monde devrait travailler moins. Il faut arrêter de courir après l’argent. Si on travaillait tous à mi-temps, il y aurait du boulot pour ceux qui n’en trouvent pas. Qu’on se partage un peu le travail ! ».
L’errance du banlieusard
Ailleurs dans la banlieue du travail salarié, nous rencontrons Sacha, 42 ans. « J’ai fait des études de théâtre au conservatoire. Comme boulots, je fais différentes choses : de la régie de spectacle, de la musique pour des pièces de théâtre, des chantiers de plafonnage… Pour certains boulots, j’arrive à avoir des CDD. Sinon c’est des RPI, du « black » ou des défraiements. Ce n’est pas un choix : travailler à l’année dans un théâtre ou une asbl, ça serait avec grand plaisir. Ça me permettrait de boucler le mois plus facilement mais aussi d’être au sein des projets à plus long terme, d’être partie prenante plutôt que d’être utilisé en fonction des besoins. Quand on butine comme ça dans plusieurs coins, on n’a pas l’opportunité d’être aussi créatif qu’on le souhaiterait, de voir plus dans le long terme… Ça m’intéresserait de pouvoir m’installer, de rencontrer des gens, élaborer des projets ensemble… le fait de ne pas faire partie d’un groupe, ça mine la confiance en soi, mais aussi la confiance qu’on peut avoir dans les autres ».
« En plus, il y a l’ONEM, pour qui il faut du rendement : c’est n’est pas confortable, ce n’est pas très gratifiant. Leurs pressions incessantes te font un peu tomber en absurdie. Ça aussi, ça émousse la confiance ».
Évidemment, Sacha n’a pas fait des choix professionnels simples : le monde de la culture est l’un des nombreux angles morts du salariat : « je savais que ça n’allait pas être facile de trouver un boulot régulier avec le même salaire tous les mois. Il n’y a pas beaucoup de sécurité d’emploi dans ce milieu-là…mais je le fais par passion, j’étais prêt à en payer les conséquences. Puis le temps passe et la malchance s’en mêle – et l’envie s’émousse un peu. Je pense réattaquer la chose sous un autre angle: faire une formation dans un métier artisanal et aller travailler dans un atelier.
Je pense faire de la ferronnerie, mais pas dans une usine, quelque chose qui puisse se faire dans un atelier, au sein d’une petite équipe… Je crois que j’aurais assez bien d’envie et d’énergie à y consacrer. Le fait d’avoir envie de travailler de manière traditionnelle, c’est une peu le retour à la réalité, mais en même temps il n’y a pas le choix, il y a de plus en plus de contrôles, et ce ne sera plus possible de justifier une vie un peu décalée… mais avec un bon contrat, je préférerais rester dans le monde du spectacle…».
Que l’exil de la norme salariale soit voulu ou subi, il se caractérise par une précarité financière, mais aussi existentielle. Contrôles, labyrinthes administratifs ou incompréhension de l’entourage, de multiples pressions confèrent à la banlieue du travail salarié un statut paradoxal : elle s’étend, tandis que la norme du CDI s’estompe. Mais les institutions politiques et/ou mentales continuent d’ignorer le phénomène pour durcir l’exigence de venir habiter en plein centre de ce qu’elles considèrent, en toute irréalité, être toujours le monde du travail.
C’est bien connu : en banlieue, la vie n’est pas facile!