De la rue, ce salon de coiffure intrigue… Trop rempli. Trop vivant pour n’être qu’un salon de coiffure. Je pousse la porte. Bien serrés les uns contre les autres, ils me regardent. J’ai l’impression d’arriver chez quelqu’un, ce lieu est tout sauf anonyme ou aseptisé, il porte la marque d’une existence. Dans la pièce de trois mètres sur cinq à la peinture défraîchie, une grande baie vitrée nous connecte à la rue, et les grands miroirs nous rappellent que nous sommes chez le coiffeur.
Je suis le seul blanc, et je suis accueilli avec joie et curiosité. Je me présente. L’homme qui tient la paire de ciseaux veut se présenter lui aussi… il réfléchit un peu, hésite, et opte pour « Machiavelli ».
Salon de coiffure, salon de vie
Je demande à Machiavelli (« le coiffeur ») de me raconter l’histoire du commerce. « Le salon de coiffure a ouvert en 1997. Mais l’objectif du salon n’était pas l’argent. On voulait créer un lieu de rencontre. Ici, c’est un lieu communautaire, spécialement pour les Africains swahiliphones. Mais viens ici le samedi, tu verras c’est chaque fois carnaval. Tu le vois, lui, Bokasa M., tu vois comme il est habillé ? » L’homme est rasé de près, en costume trois pièces sombre avec de fines rayures blanches, et des chaussures en cuir blanc. « Et bien le samedi, c’est carnaval, tu verras de l’orange, du rouge, du vert … »
Il m’explique que le quartier de Matongé, à l’image de Kinshasa, est majoritairement de langue Lingala. Ce n’est que vers 1993 qu’une communauté de langue Swahili a commencé à se former, à l’occasion de l’arrivée de Burundais, Rwandais et des Congolais de l’Est. A partir de là, ça a encore pris quatre ans pour que le salon de coiffure/lieu de rassemblement puisse voir le jour. Ici viennent 80% de Swahiliphones, et 20% de personnes originaires du Cameroun, de Guinée, des Peul aussi… « Alors, en 1997, il y a eu des réunions d’amis, de familles, de frères, pour préparer l’ouverture du salon. »
Zéman (un « client ») témoigne : « Moi, je passe ici me faire couper les cheveux, c’est ma communauté. Machiavelli reprend : « Je suis arrivé en Belgique seulement en 1999. Mais je ne suis pas coiffeur. Pour moi, c’est du plaisir, c’est de l’art, c’est mon hobby. Après l’école, j’avais beaucoup de temps libre. Alors, je restais ici et j’ai commencé à coiffer. Mais pas pour de l’argent. On a tous un autre métier. Je suis comptable de formation. Mais ici, c’est de l’art : regarde comment on parle, on crie, on mange, on fait tout ici.
Parfois, il y a des gens qui arrivent du pays, ils arrivent en Belgique, ils cherchent leur famille etc. Et bien ils ont seulement l’adresse du salon de coiffure de Matongé. Ils viennent ici, et on les aide à retrouver leur famille. »
Machiavelli me demande alors qui je suis, et quel est le journal pour lequel je travaille :
— Le journal s’appelle « C4 », la rédaction principale est à Liège
— C4… licenciement ?
— Oui, C4 comme licenciement. Je suis au chômage. Je fais ça pour gagner un peu d’argent et parce que ça m’intéresse.
— Tu faisais quoi avant ?
— J’ai un diplôme de psy, j’ai travaillé comme psy et éduc.
— Tu habites Liège alors ?
— Non j’habite dans le quartier, ici, au 47.
— Les décroisés ?
– ???
— Les décroisés ! Les altermondialistes et tout ça…
— Ah, les décroissants, oui… en quelque sorte…
Les flous du bizz’
La conversation part tous azimuts. Tous les clients témoignent de l’importance du salon pour eux. Je m’étonne du fait que, pour parler de commerces, ils utilisent le mot « assos’ ». « Oui, assos’, vzw ». « Café, Resto, Magasin, ce sont des ASBL aussi ». « C’est les deux, c’est aussi une SPRL », précise Machiavelli. La plupart des établissements se dédoublent en étant des associations d’aide tentant, au bénéfice d’un régime fiscal moins sévère, d’intervenir au niveau des causes qui l’exigent au pays, dans la communauté d’origine.
Mais quels sont les liens avec les autres
communautés ? « On se fait toujours des reproches. On se tire dans les pattes, on se critique, on fait des blagues les uns sur les autres. Ici, ce n’est pas un commerce. Le commerce, c’est pas pour nous, c’est pour les Pakistanais. Eux, ils ont le sens du commerce. On n’a pas de lien avec eux. Nous, on n’a pas de commerce de nourriture. » Un « client » corrige : « Si, on a deux commerces de nourriture dans le Matongé ». Un autre re-corrige : « Non, six ».
Et sinon, quelqu’un qui arrive ici, comment il se débrouille ? « Les arrivants, ce sont à 80% des réfugiés. Alors ils ont des droits, ils sont comme les VIPO, ils ne doivent pas travailler. » Comment est ce qu’on passe de nouvel arrivant à travailleur ? « Il faut des objectifs. Si tu n’as pas d’objectif, tu ne travailleras pas. Mais le VIPO, ça paie que ton loyer. Alors on fait de la vente, un salon de coiffure, ou des DVD. »
De là-bas à ici et retour
Entre un nouveau « client », Trinka. Il est un peu plus blanc de peau. Il se fait railler et appeler « le Belge ». Les clients m’expliquent que la clarté de sa peau lui donne une autre place. Mais lui insiste : il est bien Congolais. Machiavelli nous présente.
Trinka : « Pour ouvrir un commerce, c’est une histoire d’argent et de papiers en règle. Moi, j’ai d’abord travaillé comme barman dans une boîte de nuit pendant cinq ans. Après cinq ans, je me suis mis en association avec le patron. Et après quelques années, le patron est parti et j’ai racheté ses parts. Puis, j’ai tout vendu et maintenant j’ai créé une boîte de nuit à Kinshasa ». Trinka et Machiavelli s’échangent quelques mots en Swahili. « Quand Trinka sera coiffé, il te conduira chez un ami à lui qui a aussi fait du business en Belgique, et qui a une histoire à raconter.»
Après quelques minutes, nous arrivons au nouveau restaurant de Bertrand. Ambiance sobre, murs noirs impeccables, parquet, et un bar au coin de la salle qui rassemble quelques habitués mêlés indistinctement au personnel. Trinka s’avance, salue ses amis et revient vers moi avec Bertrand.
Il raconte : « Papa a travaillé avec Mobutu, en politique, il était un de ses proches collaborateurs au parti unique du Zaïre. Il a été arrêté le 6 juin 1998. Jusque là, moi, j’avais l’habitude de me promener en ville avec des gardes du corps, on ne manquait de rien. Mais j’ai dû quitter le pays par peur des représailles. Alors je suis venu en Belgique, où je passais des vacances tous les ans, mais presque sans argent parce que, en ce temps-là, il n’y avait pas de banques au Congo. Mais je voulais rester un caïd comme au Congo, pour ça il me fallait de l’argent. En 1998, j’étais joueur de basket en 2ème division. Mais j’ai trébuché, j’ai eu une vie difficile, j’ai été incarcéré. On manquait de moyens pour vivre comme au Congo. Alors, comme j’ai la peau un peu blanche, on m’a donné des faux chèques à encaisser à la banque. On m’a dit « Toi, tu passeras bien, on te prendra pour un Belge ». C’étaient des chèques déjà encaissés. On les modifiait un peu et on les touchait. D’abord des petits montants, et puis de plus en plus gros. Il fallait de l’argent. J’ai fait du business illégal. J’avais vingt-deux ans, je faisais tout moi-même. Là, j’ai été pris, on a trouvé tout mon matériel, j’ai été condamné. J’étais un caïd, alors c’était pas un problème d’être en prison. Quand je suis sorti, j’étais devenu un parrain à respecter parce que je n’avais balancé personne. On m’a laissé sortir plus tôt mais on m’a dit « Si tu recommences, c’est vingt-cinq ans.» Et là, c’est le combat pour des papiers qui a commencé. Je suis devenu Belge après dix ans. »
Bertrand m’explique alors que son parcours est marqué par l’audace et le sens des affaires, mais aussi par un mauvais choix d’associés et une faillite. « En mars 2010, je suis retourné au Congo, à Goma, comme coordinateur d’une ONG. Là, je reviens tout juste en Belgique et le 2 avril, j’ai inauguré mon nouveau resto pour la stabilisation des jeunes Congolais. Il y a une grande salle
derrière, parfois on organise des réunions pour réveiller la jeunesse et les pousser à rentrer au Congo. Même si j’ai la nationalité belge, je suis avant tout Congolais. »