Maylis de Kerangal : western du quotidien

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C4 : Tu fais partie d’Inculte, un collectif qui travaille les rapports entre le roman et la réalité de manière, disons, particulière. Comment ça marche?

Maylis de Kerangal : Inculte ne fonctionne pas vraiment comme une « communauté littéraire ». Ce qu’on partage, c’est plutôt un certain questionnement – entre autres sur le réel. Ce qui nous unit, c’est de tenter de construire des textes qui capturent du réel sans hiérarchiser – ni dans les thèmes, ni dans les niveaux de langage, ni dans la nature des textes (documents, chroniques ou autres).

C4 : Le roman vous permet de faire feu de tout bois?

MdK : Absolument! Et ça nous permet de recomposer. Parce qu’on n’est pas des témoins, des chambres d’écho : on refiltre les trucs – mais à la base, on n’écarte rien.

Prenons « Une chic fille » [ndlr : un roman écrit par le collectif]. On est dans la fiction, mais on est aussi dans la biographie, les rapports médicaux, la chronique people, ou des questions comme « qu’est-ce que c’est qu’une pin-up américaine? ». Parce qu’on ne prend pas cette fille comme un symptôme. On n’est pas du tout dans ce truc du double-fond, de « l’horrible petit secret » (comme dirait Deleuze). Et ça nous permet d’être hyper-frontal. Quand tu penses qu’il y a une autre réalité sous la représentation, tu es toujours pris dans la dé-construction du réel. Nous, ce qui nous intéresse, c’est la perception frontale, pleine – qui joue contre cette idée que la vérité est derrière.

C4 : Tu parles de « recomposer ». Dans vos romans, il y a aussi une sorte de cartographie du réel, une perspective. Dans « Naissance d’un pont », par exemple, elle est résolument épique mais, en même temps, elle refuse de s’inscrire dans la sacralisation. Comment ça tient, cette construction en apparence paradoxale?

MdK : J’aime bien cette démarche-là où tu ne fais pas ta petite enquête mais où, au contraire, tu cultives la frontalité. Tu prends tout ce qui vient, tu n’omets rien. Alors évidemment, à un moment, il faut un peu déployer ces « cartes » dont tu parles. Sinon cette piste de travail s’effondre sur elle-même.

Par exemple, tu as lu « Les effondrés » de Mathieu Larnaudie?

C4 : Non

MdK : C’est un bouquin qui a trait à l’affaire Édouard Stern. Mathieu a essayé de trouver « la phrase complète » pour dire la finance, et pas de saisir Stern comme un symptôme du capitalisme financier – par exemple de parler du fait qu’on retrouve ce mec en tenu sado-maso, ce genre de truc… non, il s’en fout, c’est pas son problème. Lui, il organise une langue assez panoramique qui tourne autour de ce corps-là et ramasse toute la réalité économique.

C’est en ce sens-là qu’on va dire que c’est de la littérature « à l’américaine ».

Dans « Naissance d’un pont », le problème, c’est d’organiser tout ce qui rentre dans cette histoire de construction de pont – il court tout au long du livre et je n’ai pas à cœur de la résoudre. Il se construit et ça m’intéresse dans la mesure où ça capte du politique, de l’écologique, de l’économique, des mouvements amoureux moléculaires, du désir et en même temps quelque chose de plus technique…

C4 : Parce que le roman te permet de tout enchevêtrer?

MdK : Mais pas en hiérarchisant. Pas en retombant dans ce truc qui alors là, pour le coup, serait très « à la française », de la supériorité des affects. Et c’est pour ça que le livre a pu être lu comme un objet froid – alors que moi je trouve que c’est chaud bouillant tout le temps. C’est parce qu’il y a cette supériorité des affects et même pire, des affects négatifs. La tristesse, la morbidité. Ce truc qui fait que tout d’un coup ton frère et mort et t’es mieux que ton voisin parce que tu acquières cette espèce de supériorité morale.

Ce qui m’intéresse, avec ce livre, c’est d’élaborer une phrase-flux qui soit comme un lasso que tu lances comme ça sur un espace et qui te ramène tout.
L’enjeu, c’est de capter les vitesses, les énergies – de prendre les personnages plus comme des puissances et des vitesses et pas par le chemin de l’analyse psychologique. Je voulais faire en sorte que les affects soient sensibles, mais par les vitesses qu’ils déploient.

Je voulais mettre toutes mes billes dans la description des faits et des gestes. Le livre est comme une grande description mais pas du contexte, des décors : de l’action qui contribue à faire avancer le récit. Je trace un périmètre, c’est le chantier et après, je décris l’action collective dans ce périmètre – voilà le carburateur du livre.

C4 : C’est aussi un roman avec des héros, mais ils ont ce côté qu’on pourrait presque qualifier de non-héroïque. Comment ça marche?

MdK : Diderot [ndlr : le chef du chantier], c’est le héros du livre. Mais on ne va pas aller lui chercher une espèce de petite faille intime – non, c’est pas ça. Lui, c’est : je travaille, on me donne des trucs à faire, je sais les faire, je les fais. Et il passe comme ça d’un chantier à l’autre. Le mec, il contamine toute la planète, mais il n’est jamais dans le surplomb. Il y a juste une fois, au début : c’est lui qui ouvre le livre comme il ouvrirait un chantier. Il y a vingt pages qui dessinent son personnage en pied et après l’histoire commence. On peut dire que sa silhouette est comme une ombre portée sur le roman.

Le livre propose une variation sur « qu’est-ce que le roman épique? » – le héros « à l’américaine »? Et plus précisément le héros de western. Qu’est-ce que ça dit du geste de la fiction que de faire émerger des personnages comme ça? Des personnages dont on dit volontairement, dès le départ, qu’ils n’ont pas d’épaisseur et qu’ils ne sont qu’un ensemble d’actions?

C4 : Ce qui caractérise tes héros, n’est-ce pas aussi le fait qu’ils ont une sorte de vision – une capacité de se projeter dans un mouvement?

MdK : Oui mais si on reste sur Diderot, sa vision, elle est comme raccordée à son travail. Elle n’est jamais « en soi ». Pour moi, là où on peut dire qu’il a une vision — et même « the vision » ! — c’est quand il dit, dès le début, que pour lui « l’expérience intérieure, elle n’est jamais dedans ». Ou que le temps ne lui est rien, c’est pas son problème, pour lui, c’est l’espace. Quand il dit qu’il a mélangé son sang…

Là, pour moi, c’est un peu une manière de lancer une programmatique pour le livre. Parce que Diderot, il n’est plus dans la généalogie, dans cet espèce de rapport à la culture comme histoire, origines, filiation, papa/maman…

C4 : Il est inculte?

MdK : Voilà! Avec Inculte, il y a cette idée de déconstruire un certain rapport à la culture comme origine, passé, mémoire et, même pire, « devoir de mémoire » (ce qui participe toujours d’un scénario officiel). De déconstruire ce rapport-là pour se placer plutôt dans l’appréhension du présent. De se poser la question : comment se saisir autrement de la psychologie ? Pas parce que c’est inintéressant – je pense que ça peut être passionnant – mais parce que ça trace toujours de l’identitaire. Et l’identitaire opère toujours les mêmes genres de truc qui, pour moi, sont souvent à côté de la plaque.

L’année passée, j’ai fait un travail avec des ados de quinze ans dans un lycée de la banlieue parisienne, une classe d’élèves « en difficulté ». Mais qu’est-ce qu’il n’y a pas comme jeux identitaires. Et t’as ce truc de l’identité exaltée. Alors c’est « mais, tu comprends, lui, il est Turc », « mais elle, elle est… ». On les conforte dans leur identité en permanence. Et ils développent une espèce de sur-jeu identitaire qui les fossilise. Le problème, c’est que l’identité est perçue comme un ensemble de marqueurs fixes qui sont faits par papa/maman et le bain social. Il y a une façon de nier le mouvement de la vie qui te déplace, qui t’amène à entrer par porosité dans d’autres milieux. Dans lesquels tu vas conserver certaines choses, et puis ça s’hybride. Parce qu’il n’y a rien de fixe, il n’est rien qui
ne soit poreux. Tout change. Tu es affecté par le milieu et le milieu t’affecte.

Alors ce qui est pénible avec la problématique identitaire, c’est qu’elle nous ramène tout le temps à l’historique, au généalogique. C’est conservateur. Je ne dis pas qu’on n’a pas d’identité, mais il me semble que pour la littérature, ce n’est pas l’essentiel.

C4 : C’est ce que « naissance d’un pont » raconte?

MdK : C’est ce que je voulais raconter dans ce livre, oui. C’est un livre qui dit que même le béton bouge.

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