Bruxelles représente un carrefour propice aux rencontres entre populations. Tout d’abord intersection entre les communautés latines et germaniques, la ville a accueilli migrants et réfugiés venus des quatre coins du globe. Être capitale de l’Europe et siège des institutions européennes a aussi quelque peu pesé dans la balance. Aujourd’hui 45 nationalités se partagent le territoire de la Région bruxelloise. Ou surtout une partie, celle des quartiers fortement peuplés du « croissant pauvre » du centre de la ville, constitué du bas de Saint-Gilles, Cureghem, des Marolles et du sud du Pentagone, du bas de Schaerbeek et de Saint-Josse-ten-Noode.
Les indicateurs de pauvreté de ces quartiers sont tous dans le rouge : « ils accueillent un flux continu de populations plus pauvres, venant surtout de l’étranger, avec ou sans papier. Une partie d’entre eux n’y reste que temporairement, jusqu’à ce qu’ils disposent de moyens pour déménager vers des quartiers plus favorisés ou même hors de la Région bruxelloise, comme le fait la classe moyenne. Mais ce n’est pas possible pour tout le monde » [Baromètre social 2010 : rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté]. Et pour cause, la situation y est catastrophique : le taux de chômage atteint 25%, et jusqu’à 40% chez les plus jeunes. Il sera difficile, pour ceux-ci, de s’installer ailleurs dans la ville, vu le prix exorbitant des loyers réclamés dans les communes adjacentes.
Ce dénuement ne se limite bien sûr pas au centre de la ville, même s’il y est le plus flagrant. De manière générale, un Bruxellois sur quatre vit sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 899 € par mois. 102 147 personnes sont sans emploi dans la capitale, sur le gros million d’habitants recensé. Une situation au potentiel on-ne-peut plus explosif.
Le réveil brutal des années 90
Dans les années 90, le gouvernement se réveille d’ailleurs avec une sacrée gueule de bois : des émeutes avaient émaillé la décennie. Dans les quartiers bruxellois de Forest, Saint-Gilles et Anderlecht, plusieurs jeunes, principalement d’origine maghrébine, se heurtèrent avec violence aux forces policières. Les responsables politiques prirent alors conscience, avec stupeur, de l’existence de problèmes d’intégration et de cohabitation dans les grandes villes. Suite à ces évènements, le gouvernement mis l’accent sur les dispositifs « de proximité » destinés à lutter contre l’exclusion sociale et l’insécurité. En pratique et en gros résumé, des « grands frères » ont été engagés comme assistants de prévention afin de guider les plus jeunes vers le droit chemin.
Une stratégie politique orientée sur le local
Cette même décennie des années 90 fut marquée par un glissement important. « Le traitement des lieux prendra peu à peu le pas sur le souci des populations immigrées. De nouveaux dispositifs socio-pénaux émergeront, comme les contrats de prévention et de sécurité. Cette politique visera à identifier les quartiers prioritaires, où habitent des groupes cibles dangereux et essayer de définir une action publique adéquate », explique Alexandre Ansay coordinateur du CRACs, sur les ondes de Radio Campus, qui commente la nouvelle stratégie. « Bien entendu, ce n’est pas parce qu’on s’oriente vers le local que cela ne va pas donner de bons résultats mais il faut tempérer cette croyance selon laquelle on va créer de la cohésion sociale en opérant uniquement sur le local : il faut aussi interroger les dynamiques régionales et les politiques qui dépassent l’échelle du quartier. »
Le territoire bruxellois est depuis parsemé de petits hommes bleus, verts, mauves et rouges : policiers, assistants de sécurité et de prévention, stewards, agents de la stib… Tout ce petit monde concourt à « pacifier » la ville, sans grand succès. Dans les années 2000, un nouveau concept vit le jour : fini les stratégies éclatées d’intégration, ce seront dorénavant les politiques de cohésion sociale qui garantiront la paix dans les « quartiers ».
Le mieux-vivre ensemble est sur
toutes les lèvres. Il s’agit de veiller à la cohabitation harmonieuse entre les personnes des quartiers les plus fragilisés. Pour ce faire, en 2004, quelques émeutes encore plus tard, la Cocof a adopté le décret « cohésion sociale ». Il est défini comme un processus qui vise de manière large « la lutte contre toute forme de discrimination et d’exclusion sociale ». Ce décret fusionne plusieurs anciens dispositifs d’intégration et instaure, entre autres, un mécanisme de consultation permanente avec les associations, au sein des communes concernées, appelé les « concertations communales ».
Plus de 300 associations bruxelloises sont en outre subsidiées par ce décret, dont les axes prioritaires viennent d’être modifiés, suscitant une petite révolution dans le secteur. Les actions menées visent, pour le prochain quinquennat, l’alphabétisation, l’accompagnement scolaire et l’accueil des primo-arrivants. Ceci afin de « déboucher sur de meilleures possibilités de participation, de responsabilisation et sur un accroissement des capacités d’autonomie et de socialisation du public bénéficiaire [source : Centre Bruxellois d’Action Interculturelle] ». Au grand dam de certaines structures, dépendantes des subsides versés par la Cocof.
La cohésion sociale, un cache misère ?
La « participation citoyenne » et le « développement communautaire » sont les nouveaux mots clés des politiques de cohésion sociale. Le principe ? Les habitants sont au cœur des projets et prennent les décisions importantes. Des structures telles que les Comités Consultatifs de Locataires (les Cocolo) ou les projets de cohésion sociale (PCS) ont éclos, avec plus ou moins de succès.
Les PCS sont installés dans le secteur du logement social bruxellois. Leur caractéristique est d’associer une asbl, qui coordonne l’action sociale communautaire, et une/des Sociétés Immobilières de Service Public (SISP), en charge des logements sociaux, et parfois la Commune. Les PCS sont aujourd’hui au nombre de 20, répartis dans 15 SISP. L’idée est de permettre aux locataires des logements sociaux de participer à la vie de la « Cité » et de favoriser la cohabitation entre personnes d’appartenances culturelles ou générationnelle très différentes. Bref, le travail des équipes des PCS est interminable : beaucoup de logements sociaux sont décrépis, leurs habitants vivent dans la promiscuité et la pauvreté. Essayer de garantir une cohésion digne de ce nom dans ces conditions équivaut à relever un défi qui se doit d’être salué.
Dans le même ordre d’idée, les Cocolos sont des regroupements officiels de locataires sociaux, élus par leurs pairs, pour une durée de trois ans. Le Cocolo tente de solutionner les conflits entre « anciens » et « nouveaux » locataires dans les logements sociaux, « les premiers vivant parfois mal la cohabitation avec les seconds, plus pauvres et surtout plus ‘étrangers’ qu’eux ». Le Cocolo joue aussi le rôle d’interface entre la SISP et les locataires, puisqu’il réceptionne les demandes de ces derniers. Ce dispositif vit aujourd’hui une période de crise en raison d’un déficit de participation, essentielle car les élections des délégués sont conditionnées par un seuil de 5% d’électeurs.
Cette crise pourrait s’expliquer par ce qu’appréhendait déjà, en 2004, à l’occasion des premières élections, la sociologue Christine Schaut [« Les logements sociaux », dir. G. Generet, Larcier, coll. « Les Cahiers des sciences administratives », Bruxelles, 2007] : l’inadaptation du dispositif aux attentes des habitants des logements sociaux, car trop formaliste et, de ce fait, difficilement appropriable par les plus précaires et les plus démunis d’entre eux.
Et en effet, il est plutôt difficile de susciter la mobilisation et l’intérêt des habitants lorsqu’ils vivent dans la misère. Les politiques de cohésion sociale représentent des outils novateurs, intéressants et sans aucun doute nécessaires pour toute démocratie qui se respecte. Mais que peuvent ils apporter à une population pauvre et sans emploi ?