Liège, la Cité ardente, pourtant connue pour sa diversité, sa convivialité et sa population mélangée, souffre de plus en plus d’un manque
de petits espaces culturels et éclectiques. De plus en plus d’établissements de ce type ferment leurs portes – parce qu’ils sont mal situés, ont de mauvais rapports avec leur voisinage qui trouve leur comportement « inconvenant » ou leur clientèle « inappropriée ». Dernièrement, c’était au tour du «Hérisson Kirpi » de fermer boutique.
Cette asbl, située en bordure de la place St-Lambert, en Souverain-Pont, a été fondée entre autres par Mohammed El Moustakim, qui, avec d’autres, la gère et en conçoit la programmation. Ce projet ne se conçoit volontairement ni comme un café, ni comme une boîte de nuit mais comme un espace « interculturel », alternatif et bigarré. Il est ouvert quatre fois par semaine, en soirée, dès 20h30. La gestion quotidienne est l’affaire de toute l’équipe qui s’occupe aussi de l’animation – des concerts, le plus souvent.
La programmation étant très variée, le public est forcément divers – en âge comme en culture. Et le mélange opère – et peu importe que le thème de la soirée soit du blues, du jazz, de l’électro, de l’acide ou du reggae. La communauté se construit autour du partage d’une même ouverture d’esprit et d’un goût pour la recherche de la nouveauté et la découverte artistique. Selon le fondateur du lieu, un tel endroit, croisant les publics, les styles et les génération, manquait fortement dans la région!
On peut donc s’étonner, voire être un peu déçu, par sa fermeture. Comment l’expliquer?
Pour rester connecté à son public, ce type d’établissements doit s’insérer dans le tissu urbain – et ne pas trop s’éloigner du centre. La périphérie pourrait offrir des endroits semi-désertiques et un peu plus «calmes », mais il ne constituent pas une option pratique. La cohabitation avec la vie commerçante de l’hyper-centre et avec les quelques habitants qui y vivent s’impose donc comme une nécessité. Elle n’en devient pas pour autant facile.
Dans le cas qui nous occupe, les habitants de la rue Souverain-Pont, surexposés aux bruits de la ville, ne supportent plus de cohabiter avec certains établissement – surtout ceux qui proposent des concerts, comme le « Hérisson Kirpi ». Les commerçants, ceux du secteur de l’horeca (dont les établissements sont ouverts en soirée), affirment que le public varié et diversifié du Kirpi leur pose un problème de taille, le pire qui soit pour leur profession : il ferait fuir leur clientèle. Les bandes de jeunes qui occupent la rue toute la soirée, s’attroupant pour fumer, boire des canettes achetées au night-shop du coin et discuter en criant, repousseraient les passants. Deux usages de la ville s’opposent ici.
Il reste la possibilité d’occuper un espace dans un quartier entièrement ou presque dévolu à la vie nocturne. « Mais pourquoi n’iraient-ils pas s’installer dans un quartier comme le Carré, où la vie nocturne est monnaie courante? » – diront certains observateurs. Le problème, c’est que les cafés et boîtes du Carré s’organisent comme des lieux d’amusement massifs et de consommation – plutôt que comme des espaces culturels. Les associations ou autres lieux collectifs qui cherchent à travailler l’échange, les rencontres et la découverte artistique, n’y auraient guère de place. Deux usage de la culture s’opposeraient – le Carré étant réservé au commerce, que ce soit à travers ses magasins de luxe ou ses endroits « branchés ».
Les mésaventures du « Hérisson Kirpi » et, accessoirement, celles de leur voisins, soulèvent une problématique très actuelle. Comment penser la ville et son centre pour y laisser subsister des lieux culturels qui favorisent le partage, l’échange et l’éclectisme? Comment organiser la co-existence entre les divers usages que la population désire faire de l’espace public? Que faire pour que la culture nocturne soit vécue comme une source d’apprentissage et de partage et pas comme une simple cause de bruit et de nuisance?
Beaucoup de points d’interrogation qu’il serait peut-être temps d’affronter… Car les petits lieux se font dramatiquement rares – et il devient de plus en plus difficile d’accueillir certaines soirées et certains concerts ou autres initiatives culturelles.
La réouverture du « Hérisson Kirpi » est néanmoins prévue pour le 17 mars. Au même endroit. Des travaux d’insonorisation auront été accomplis. L’équipe espère que ça suffira à calmer le voisinage. Le 1er avril, le projet fêtera sa première
année d’existence, en grande pompe, à la salle des fête de Droixhe. Il devrait y avoir pas mal de bruit…
Pour mieux comprendre la situation et entendre les diverses positions des protagonistes, nous avons rencontré un des responsables du Kirpi ainsi qu’un des restaurateurs de la rue Souverain-pont qui ne souhaite pas voir le lieu rouvrir ses portes. Le gérant d’un snack de la rue n’a pour sa part pas désiré nous parler, tout au plus a-t-il dit que « le Kirpi ne posait pas de problème particulier ».
Les propos contrastés qui suivent donnent un éclairage concret sur ce qui, au-delà d’un problème de voisinage, semble bien être symptomatique d’un réel enjeu urbanistique et sociétal : comment construit-on l’hypercentre, pour qui, et pour quoi faire ? Le cas du Kirpi lève le voile sur un vrai questionnement : comment vivre ensemble (dans) la ville ?
Moahmmed El Moustakim,
un des responsables du Kirpi
« Le Kirpi, en quelques mots… ce n’est ni une boîte ni un café, c’est un espace d’activités culturelles et éclectiques. Nous sommes plusieurs personnes à participer à la programmation et à la gestion quotidienne. C’est une asbl avec un espace d’accueil collectif. Le Kirpi, au départ, c’est un groupe de personnes guidées par l’envie de faire du culturel dans un contexte où on constate un manque d’espaces et de création d’un genre alternatif. La population est tout de même en grande partie composée de jeunes, la moyenne d’âge est de vingt-cinq ans. Au Kirpi, le public se mélange, on peut tout autant retrouver un public électro pour du jazz qu’ inversement. Malheureusement, on a été forcés de fermer à cause des nuisances sonores. Mais bon, c’est un prétexte aussi : les gens ne supportent plus d’avoir un rassemblement de personnes qui s’agglutinent devant les vitrines… Dans ces cas-là ça chuchote, ça parle beaucoup… Et puis la ville possède pratiquement la moitié de la rue, ils vont construire des habitats et des nouvelles zones commerçantes, et elle ne souhaite plus avoir ce type d’établissement à cet endroit. Donc soit on s’adapte à la nouvelle configuration de la rue, soit on déménage, soit on disparaît… Chercher un autre lieu, bien sûr, ça nous intéresse mais où? Pas à cinquante kilomètres de Liège, il faut que ce soit accessible! Un lieu, pour que ça intéresse le public auquel on s’adresse, qui n’a pas forcément de voiture pour se déplacer, ne doit pas être à plus de dix minutes à pied du centre ville. »
Un restaurateur de la rue Souverain-Pont, voisin du Kirpi
« Vivre à côté de cet endroit devenait impossible au quotidien. Les gens y sont saouls presque sans exception, ils fument des substances illicites et ils se déshabillent aux fenêtres donnant sur la rue. Quant au bruit, le voisinage peut en témoigner : insonorisé ou pas, le Kirpi laisse fenêtres et portes grandes ouvertes. Ils organisaient plus de vingt soirées par mois, qui durent jusqu’à l’aube ! La clientèle du Kirpi se rassemblait en masse dans l’étroite rue Souveraint-Pont et faisait fuir les clients des restaurants, car ils ne pouvaient facilement accéder à l’entrée, ni manger dans le calme, et certains n’étaient pas à l’aise de devoir retraverser la rue pour regagner leur voiture. On a essayé de discuter, mais c’est difficile, et la situation est vite devenue tendue avec les gérants. Un d’eux m’a même dit que si je n’étais pas content, je n’avais qu’à ouvrir mon restaurant seulement les soirs où ils étaient fermés. Une autre fois, quand on a demandé qu’ils baissent la musique, ils ont augmenté le volume… Vous imaginez ? Je ne me réjouis pas de voir cet endroit rouvrir. Car l’insonorisation ne règlera pas tous les problèmes. La clientèle ne va pas changer pour la cause, ni leurs habitudes. Alors, comment cela va-t-il évoluer ? Voilà des années que je travaille ici. Dois-je vraiment supporter tout ça sans rien dire ? »