De l’acte individuel au mouvement collectif

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Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi, Tunisien de 26 ans, s’immole par le feu devant le siège du Gouvernorat de Sidi Bouzid. Le même jour, la police avait confisqué sa charrette et sa balance alors qu’il vendait des fruits et légumes sur le marché sans autorisation. Désespéré,
incapable de plaider sa cause et de récupérer son stock, il décide de passer à l’acte. Il décédera deux semaines plus tard, le 4 janvier 2011, à l’hôpital. En préférant mourir plutôt que de vivre dans la misère, il a mis le feu aux poudres de la révolte du peuple tunisien contre son gouvernement et son président, incapables de lutter contre la vie chère et le chômage. Ben Ali est alors contraint de fuir en Arabie Saoudite et le gouvernement de démissionner.

Geste de contestation individuel, l’acte de Bouazizi devient rapidement le déclencheur d’un mouvement beaucoup plus large. Un tel phénomène peut nous paraître bien exceptionnel. Il n’est cependant pas le premier. À travers l’histoire, ils sont plusieurs à avoir bouleversé les modes d’engagement politique par la pratique…

L’immolation de Jan Palach

5L’un des plus connus reste Jan Palach. Jeune étudiant tchécoslovaque, il s’immole par le feu le 16 janvier 1969 sur la place Venceslas à Prague, afin de protester contre l’invasion soviétique en août 1968. Avec l’arrivée au pouvoir d’Alexander Dubcek le 5 janvier 1968, le pays connaît une vague de réformes communément connue sous le nom de “Printemps de Prague”. Prônant une relative libéralisation de l’économie, l’URSS ne peut tolérer que de telles réformes aboutissent au sein d’un pays du “Bloc de l’Est”. En août de la même année, l’armée soviétique rentre dans Prague et stoppe les réformes libérales. Le président Dudcek est contraint à la démission. C’est dans ce contexte que Jan Palach pose son acte, marquant par ce geste ultime son désaccord dans un pays où la démocratie était bafouée.
Lentement, le geste de Palach réveille les consciences tchécoslovaques. Le jeune étudiant devient ainsi un symbole de contestation contre l’influence russe. L’année de son 20ème anniversaire, ce mouvement prend de l’ampleur : des manifestations éclatent en janvier 1989. Ce moment historique passe à la postérité sous le nom de la “semaine de Palach”. Les opposants au régime communiste revendiquent l’influence du jeune homme et lui rendent hommage. L’arrestation de ces derniers n’y fera rien : la révolte est en marche et le gouvernement pro-soviétique tombe le 29 décembre 1989 – la suite à la «Révolution de Velours ».
L’engagement de Jan Palach aura permis de réveiller les consciences en ouvrant la voie à toute une série d’événements. En deux décennies, son geste dépassera la contestation individuelle pour s’étendre à toutes les couches des populations tchécoslovaques qui le prendront comme modèle pour oser contester le régime en place.

Thoreau, Gandhi et la désobéissance civile pacifique

Bien sûr, l’immolation par le feu ne fut pas la seule innovation en matière d’engagement politique. Il existe d’autres techniques avec des conséquences beaucoup moins tragiques pour la vie des protagonistes. Des hommes ou des femmes les ont mises au point pour sensibiliser leurs contemporains sur le plan politique – et éveiller ainsi des mouvements qui les dépassent. Le plus connu reste le Mahatma Gandhi et la désobéissance civile dont il fixa les règles. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, il n’est pas le premier à avoir utilisé cette technique. L’Américain Henry David Thoreau l’avait déjà conceptualisée dans un essai de 1849. À cette époque déjà, il refusa de payer ses impôts afin de contester la guerre contre le Mexique et la pratique de l’esclavage dans le Sud des États-Unis. Cette nouvelle façon de penser a très certainement influencé Gandhi dans sa manière d’agir.
Quoi qu’il en soit, l’usage de la non-violence comme mode d’engagement politique est primordial pour le Mahatma. Ce dernier met en place son mode d’action pour s’opposer à la domination coloniale de l’Empire britannique sur le territoire indien. Les Anglais occupent et administrent le sous-continent depuis plus d’un siècle et Gandhi, comme d’autres, désire l’indépendance. Alors que certains préfèrent l’usage de la force, le Mahatma préfère utiliser une méthode basée sur la morale, la conscience et la religion. Pour s’opposer aux inégalités, à la misère et aux injustices mises en place par les colons, il répond en utilisant des méthodes qui décontenancent les autorités. Par exemple, en 1930, pour montrer son refus de la taxe sur le sel instaurée par les Anglais, Gandhi décide d’entamer une longue marche pacifique vers les plages où est récoltée la précieuse denrée. Le sel est un bien de première nécessité et beaucoup de personnes n’ont pas
les moyens de payer cette taxe. Des milliers de personnes dans le pays imitent son action.
Gandhi est à plusieurs reprises arrêté et emprisonné mais la sympathie qu’il suscite ne faiblit pas et il n’abandonne pas son combat. Durant la seconde guerre mondiale, les Britanniques appellent les Indiens sous les drapeaux. Gandhi lance alors son fameux Quit India et refuse que l’Inde participe à la libération d’autres pays alors qu’elle ne l’est toujours pas elle-même. En 1942, il est de nouveau incarcéré. Son message finira malgré tout par porter ses fruits. Les Britanniques sont contraints de rendre l’indépendance à l’Inde en 1947. Gandhi devient alors un symbole de la lutte indépendantiste indienne.
Son mode d’engagement aura éveillé la sympathie d’énormément de gens et décontenancé ses opposants. En refusant de se lancer dans une lutte armée, il parvient à décrédibiliser ses adversaires qui, eux, utilisent la force. L’action individuelle de Gandhi dépasse largement sa personne et influence des milliers d’autres qui le prennent en exemple. L’homme devient foule et l’empire britannique comprend qu’il ne peut plus lutter face à un tel mouvement. L’indépendance devient alors inévitable.

Le premier coming out

Dans un autre registre, l’innovation en terme d’engagement politique peut se situer dans des domaines beaucoup plus sensibles et intimes. C’est le cas en ce qui concerne le droit des homosexuel-le-s. Karl Heinrich Ulrichs, un juriste allemand du milieu du XIXe siècle, était homosexuel. Il sera le premier à avouer ouvertement sa sexualité — devenant ainsi le premier à faire un coming out, dans une Europe encore très marquée par le conservatisme. Ulrichs écrit un essai en cinq volumes afin de défendre sa théorie biologique de l’homosexualité – ou encore du « troisième sexe ». Il se bat également pour que les homosexuel-le-s puissent jouir des mêmes droits que les hétérosexuel-le-s. S’engageant, par exemple, pour qu’un article interdisant la sodomie ne soit pas repris dans le code allemand. Cette loi visait de façon détournée les homosexuel-le-s quand Ulrich revendiquait qu’ils puisse vivre leur (troisième) sexualité au grand jour. Il sera contraint à la fuite en 1880. Il s’installera en Italie, à l’Aquila — où il finit par décéder en 1895.
Par son action audacieuse pour l’époque, ce juriste ouvre la voie à d’autres personnes qui commencent à dévoiler leur sexualité. Son mouvement est suivi pendant un siècle par d’autres et il devient un exemple pour une communauté qui ose désormais se montrer. Cette même communauté ose également revendiquer l’abrogation des lois qui les ciblent et les discriminent. L’innovation en termes d’engagement politique d’Ulrichs est suivie par des millions de personnes, dans un mouvement encore actif de nos jours.

Et tous les autres…

Toutes ces innovations continuent d’avoir des répercussions jusqu’à aujourd’hui. Le symbolisme produit par chacun de ces protagonistes continue d’alimenter les mémoires collectives à propos de leur mode d’action. Le cas de Jan Palach est le plus facile à démontrer grâce, ou hélas, aux événements politiques qu’a connus la Tunisie durant le mois de janvier. Le mode de contestation de Mohamed Bouazizi, même s’il ne connaissait pas Palach, est très certainement inspiré par le jeune tchécoslovaque. Les pacifistes, dans le monde, continuent à faire référence à Gandhi. Et la communauté homosexuelle ose sortir dans la rue grâce à l’action de Karl Heinrich Ulrichs. Chacun d’eux a ouvert la voie à des mouvements qui les dépassent désormais. Et ils ne sont bien sûr pas les seuls. D’autres ont aussi ouvert la voie à d’autres mouvements, et un ouvrage entier ne suffirait pas à tous les citer….

 

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